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le seul courage qu'on attend de nous. (Rainer Maria Rilke)

Par Jmlire

le seul courage qu'on attend de nous. (Rainer Maria Rilke)Rainer Maria Rilke

" Et, pour en revenir à la solitude, il apparaît toujours plus clairement que ce n'est aucunement une chose à prendre ou à laisser. Nous sommes solitaires. on peut s'illusionner à ce sujet et faire comme s'il n'en était rien, c'est tout. Mais il est bien préférable de comprendre que nous le sommes et même de tout faire pour partir de là. Il pourra alors évidemment se faire que nous soyons pris de vertige ; car tous les points sur lesquels notre regard se posait d'ordinaire nous sont retirés ; il n'y a plus rien de proche et le lointain recule jusqu'à l'infini. Quiconque, sortant de sa chambre, serait transporté sans préparation et sans transition au sommet d'une haute montagne devrait éprouver un sentiment semblable : une insécurité sans pareille, le sentiment d'être entièrement livré à des forces anonymes, le mènerait presque au bord de l'anéantissement. Il penserait tomber dans l'espace ou y être projeté comme avec une fronde ou éclater en mille morceaux : quel gigantesque mensonge son cerveau ne devrait-il pas inventer pour rejoindre l'état où se trouveraient ses sens et y apporter quelque clarté.

C'est ainsi que se transforment, pour celui qui devient solitaire, toutes les distances, toutes les dimensions ; parmi ces changements il en est de soudains et, comme pour cet homme au sommet de la montagne, naissent alors des imaginations insolites, des sensations étranges, qui semblent dépasser le supportable. Mais il est nécessaire de vivre cela également. Nous devons assumer notre existence aussi loin qu'il est possible ; il faut que tout y soit possible, même ce qui paraît inouï. C'est au fond le seul courage qu'on attend de nous : le courage d'être ouvert à ce qui peut nous arriver de plus bizarre, de plus étonnant, de moins explicable. C'est la lâcheté des hommes en ce domaine qui a fait subir à la vie les plus grands dommages ; les expériences vécues qu'on dénomme " apparitions ", ce qu'on appelle "le monde des esprits", la mort , toutes ces choses qui nous sont si étroitement apparentées, ont été à ce point écartées de la vie par le refus que nous leur opposons journellement que les sens qui nous permettraient de les saisir se sont atrophiés. Pour ne rien dire de Dieu. Mais la peur de l'inexplicable n'a pas seulement appauvri l'existence de l'individu, elle a aussi limité les relations entre les êtres, en les retirant, en quelque sorte, du fleuve des possibilités infinies pour les déposer sur un coin du rivage en jachère, ou rien ne se passe.

Car ce n'est pas seulement l'indolence qui rend les rapports humains si indiciblement monotones et qui les fait se répéter sans changement d'un cas à un autre, c'est la peur de quelque expérience nouvelle et imprévisible, qu'on ne se croit pas capable d'affronter. Mais seul celui qui est préparé à tout ce qui n'exclut rien, pas même les événements les plus énigmatiques, vivra la relation à autrui comme quelque chose de vivant et sera capable d'épuiser toutes les ressources de sa propre existence. Car, en comparant cette expérience de l'individu à un espace plus ou moins grand, il apparaît que la plupart ne connaissent jamais qu'un recoin du leur, une place près de la fenêtre, une étroite bande pour aller et venir. Ils acquièrent ainsi une certaine sécurité. Et, pourtant , la dangereuse insécurité qui poussent les prisonniers dans les récits d'Edgar Poe à reconnaître à tâtons les contours de leur épouvantable prison et à ne pas ignorer les terreurs de leur captivité, est tellement plus humaine. Mais nous ne sommes pas prisonniers. On n'a tendu autour de nous ni trappe ni nœud coulant et il n'existe rien qui doive provoquer en nous angoisse ou tourment. On nous a placé dans la vie comme dans l'élément auquel nous correspondons le mieux et une adaptation millénaire nous a en outre rendus si semblables à cette vie que, pourvu que nous restions immobiles, nous sommes, grâce à un heureux mimétisme, à peine discernables de tout ce qui nous entoure.

Nous n'avons aucune raison de nous méfier de notre monde, car il ne nous est pas hostile. S'il recèle des frayeurs, c'est que ce sont nos propres frayeurs ; s'il a des abîmes, ces abîmes nous appartiennent et, s'il y a des périls, nous devons essayer de les aimer. Et pourvu que nous organisions notre vie selon ce principe qui nous conseille de nous en tenir toujours au plus difficile, ce qui nous apparaît encore aujourd'hui comme le plus étranger deviendra notre élément le plus intime et le plus fidèle. Comment pourrions-nous oublier ces vieux mythes qu'on trouve à l'origine de tous les peuples, les mythes des dragons qui, à l'ultime instant, se changent en princesses ? Peut-être tous les dragons de notre vie sont-ils des princesses qui attendent seulement de nous trouver un jour vaillant et beaux. Peut-être tous ce êtres qui nous épouvantent ne sont-ils au fond que des êtres dans le désarroi, qui attendent que nous leur portions secours..."

Rainer Maria Rilke : extrait de "Lettres à un jeune poète", 1903-1908. Éditions Gallimard La Pléïade 1993, Traduction de Claude David.

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