le vin taillé dans le marbre

Par Afust

Dès lors qu’on l’aborde avec un œil critique (disons le franchement : sardonique) la presse en général, et la presse vinique en particulier, est une source inépuisable de joies inégalables.
Même s’il ne fait pas partie de mes cibles habituelles, Le Figaro n’échappe pas à la règle. Je pense ici à un récent article titré : « Fuori Marmo, le vin de marbre de Yannick Alleno. ».
Fallait-il le commenter ?
Car cet article qui foisonne de joyeusetés dignes des dossiers de presse les plus ébouriffants a bien failli me laisser de marbre.
C’est Falbala qui a été le déclencheur :

Falbala. (c) Goscinny et Uderzo / Dargaud



Florilège :
A propos d’
Olivier-Paul Morandini, le géniteur du vin, et de son arrivée en viticulture - œnologie : "un sujet qu’il aborde sans aucune idée préconçue, brandissant son ignorance comme un supplément d’âme".
Brandir son ignorance comme un supplément d’âme ? voilà un credoqui va ravir cancres et farandoleurs. Car si rester collé au fond de la classe, près du radiateur, ne permet pas d’avoir du rab de nouilles à la cantine, il semblerait que pour le supplément d’âme ce soit infaillible.
Fascinant.

Tout aussi fascinant : le dit vigneron ne souhaitant pas élaborer de « super toscan » il produit des vins différents :
- d’une part : "Nelly 2018, un pur sangiovese vinifié en blanc".
S’installer en Toscane, y cultiver du Sangiovese - beau cépage de non moins beaux rouges et le vinifier en blanc ? y a concept.
A quand un blanc de Tannat, à Madiran ?
- d’autre part un vin dont nous apprenons, pauvres ignorants en quête d’âme, que : "le nez révèle des arômes d’une puissance animale, de fourrure de chat de salon et de petites groseilles cueillies à la fraîche, aux tannins déjà veloutés, presque tendres, d’une langueur qui contraste avec le travail de titan que demande l’abandon de tout recours à la machine"
Côté chat de salon, je suis bien pourvu.
Elle s’appelle Syrah, et non pas Sangiovese et peut-être est-ce pour cette raison que sa fourrure (pourtant splendide) n’a pas cette puissance animale qui accompagne si bien les petites groseilles cueillies à la fraîche.

Syrah, mon chat fourré


Allons bon : "le nez révèle des arômes de fourrure de chat de salon » ? encore bébé œnologue j’avais croisé le « foutre de lièvre », aujourd’hui vient l’heure de la « fourrure de chat de salon ».
Faut-il en rire ou en pleurer …

Reste « le travail de titan que demande l’abandon de tout recours à la machine » …. Comment dire ? Entre empiler l’Olympe, l’Ossa et le Pélion et ne pas utiliser de machine (même si l’on doit pouvoir considérer qu’un sécateur est une machine, mais passons) sur une surface totale qui n’atteint pas 10 hectares peut-être y-a-t ’il quelques étapes intermédiaires ?
Mais le morceau de bravoure, comme il se doit gravé dans le marbre, reste à venir :
"le chef triplement étoilé Yannick Alléno, grâce auquel est née d’idée d’une cuvée vinifiée en amphore de marbre. Un matériau d'une grande noblesse, qui l’a toujours fasciné: «Le marbre a la mémoire de l’énergie, il s'agit d'une pierre qui a vécu les compressions du temps, qui donne un vin à l'énergie tellurique, aux notes délicatement pierreuses». Un projet dantesque, qui a nécessité un bloc de 34 tonnes de marbre de Carrare, dont le tracé jusqu’aux carrières aurait été dessiné par Michel-Ange, afin de donner ici naissance à deux œufs de 18 hectolitres".
Admettons que le marbre ait « la mémoire de l’énergie », quoique cela puisse bien vouloir dire. Après la fourrure de chat de salon, je suis prêt à toutes les bassesses. Mais alors on ne peut pas totalement exclure que les galets de la Garonne aient exactement la même mémoire. Ça ouvre des perspectives infinies : le granit breton pour des cuves en forme de menhirs ?
Là où mon côté œnologue rationaliste sort de sa léthargie c’est quand arrive ceci : « qui donne un vin à l’énergie tellurique, aux notes délicatement pierreuses ».
Ainsi le marbre, à l’instar d’une barrique chauffée, échangerait avec le vin et lui confèrerait telle ou telle propriété sensorielle ?
Voilà qui est intéressant !
De quoi se compose le marbre de Carrare ?
de méta-carbonates très purs : calcite et éventuellement dolomite.
Bref, qu’est-ce que le marbre ? du carbonate de calcium.
Donc les cuves en marbre cèdent du carbonate de calcium au vin, et cette cession joue sur les propriétés sensorielles du vin ?
J’admets bien volontiers que le carbonate de calcium a un effet notable sur les caractéristiques, tant analytiques que sensorielles, du vin.
Car le carbonate de calcium est un auxiliaire de vinification tout à fait autorisé par le règlement européen 2022/68 et décrit par l’OIV dans la fiche COEI 1 CALCAR.

Il est utilisé pour la désacidification des vins : 1g/l de carbonate de calcium fait, entre autres effets, chuter l’acidité d’1.5 g/l d’acide tartrique. Ce qui est très loin d'être marginal (et est très précisément encadré du point de vue légal).
Rappelons que l’acidité est le squelette des vins. Elle les structure, les allonge et garantit leur aptitude au vieillissement.
Ainsi donc : le vin est élevé dans des amphores de marbre qui interagissent avec lui ? serait-il possible de voir le suivi de l’évolution de l’acidité totale et du pH du vin ?
Bon, sinon, le marbre est un matériau dont je conçois mal qu’il laisse passer l’oxygène. Et c’est ballot car au cours de l’élevage du vin l’oxygène – à petites doses – permet à la couleur des vins rouges de se stabiliser de façon durable et à leurs tanins de s’arrondir (bon, en même temps, s’il n’y a plus d’acidité ça va être vraiment très très rond. Plutôt plat, en fait).
Jetons un voile pudique sur le transport de 34 tonnes de carbonate de calcium dans le but d’y tailler deux œufs de 18 hl chacun : le bilan carbonate n’est pas exceptionnel, on n’évoquera pas le bilan carbone.
C'est juste qu'il y a un truc que je ne comprends pas : on nous annonce deux œufs de 18 hl chacun … et 1000 bouteilles qui font dont 7.5 hl.
7.5, pas 36 !
Qu'y a t'il donc dans les œufs ? du vent ?

(c) Haim Steinbach (1988)



Mais le marketing a ses raisons que la raison ignore. D’ailleurs :
"L’étiquette comporte déjà sa part de mystère, ornée d’un palindrome en gaufrage inspiré d’une écriture gravée dans les murs d’une église du village. Seulement 1000 bouteilles de ce cabernet-sauvignon auront vu le jour, vendue au prix de 1085 € le flacon. Une certaine somme, certes, mais qui ne sera pas réservé au petit monde des grandes tables, et accessible à ceux qui pourront se l’offrir."

« accessible à ceux qui pourront se l’offrir » ?
Je tiens à remercier chaleureusement le Captain Obvious pour son aide précieuse !
Grosso modo un SMIC mensuel pour une quille de vin dont la particularité est qu’il a passé du temps dans un œuf en marbre ?
y a concept …

D’autant plus qu’il s’agit du prix sortie cave, dont je n’ose imaginer de combien il sera coefficienté une fois sur les tables de Y Alleno !
Aussi, pour ce qui est des vins sur les grandes tables, pour ma part : au concept marmoréen de
Yannick Alleno je préfère l’opération « 20 vins divins pour 2020 » d’Alain Ducasse (et Gérard Margeon, son chef sommelier) qui met de grands vins reconnus à portée des amateurs !


Pour finir, apprends ô lecteur que :

"Jamais un nez ne nous aura donné cette impression simultanée de pénétrer dans une cathédrale et de converser avec une statue grecque, se poursuivant par des arômes de fruits noirs intenses, de lilas, de pivoine et de café frais, d’une pureté exceptionnelle. En bouche, on retrouve cette fraîcheur si commune à tous les vins du domaine, qui s’accompagne ici d’une formidable granularité, une longueur argileuse, pure, d’une douceur infinie. Un vin qui, en l’espace quelques secondes, vous fait comprendre la résonance immémoriale des pierres."

Ce couplet sur le dialogue et la formidable granularité m’évoque irrésistiblement une photo de la statue de Neptune (Bartolomeo Ammannati) - dont je suppose qu’elle est en marbre de Carrare -, que j’ai faite il y a peu Plazza della Signoria à Florence.
Ami lecteur, bon dialogue :