Svetlana Alexievich, 2013
Il n'aimait pas qu'on lui pose des questions. Il fallait toujours qu'il fasse le malin... qu'il plaisante... C'était une habitude qui lui venait des camps, de se réfugier derrière ça. De tout mettre sur un autre plan. Par exemple, il ne disait jamais "en liberté", mais "à l'air libre !" Il lui arrivait de raconter des choses, c'était très rare... Mais il le faisait de façon si savoureuse et si vivante que je ressentais intensément les joies qu'il avait éprouvées là-bas, comme le jour où il avait trouvé des morceaux de pneu qu'il avait fixés à ses bottes de feutre, ensuite ils avaient été transférés dans un autre camp, et il avait été si content d'avoir ses morceaux de pneu ! Une autre fois, il s'était procuré une demi-gamelle de pommes de terre et, alors qu'il travaillait "à l'air libre", quelqu'un lui avait donné un gros morceau de viande. Et pendant la nuit, dans la chaufferie, ils s'étaient fait de la soupe. "Et tu sais, c'était tellement bon !! Un vrai délice !! Quand il avait été libéré, il avait reçu une indemnité pour son père. On lui avait dit : "Nous vous devons quelque chose pour votre maison et vos meubles..." On lui avait remis une grosse somme. Il s'était acheté des vêtements neufs - un costume, une chemise, des chaussures - et un appareil photo. Il était allé dans le meilleur restaurant de Moscou, le National, et il avait commandé les plats les plus chers, puis il avait pris un cognac, et du café avec un gâteau. À la fin, quand il avait été rassasié, il avait demandé à quelqu'un de le photographier pour fixer le moment, le plus heureux de sa vie. "Quand je suis rentré chez moi, je me suis rendu compte que je ne ressentais aucun bonheur. Avec ce costume, cet appareil photo... Pourquoi n'étais-je pas heureux ? Et j'ai repensé à ces morceaux de pneu, à cette soupe dans la chaufferie... Là, j'avais connu le bonheur"...
Il avait vécu dans les camps depuis l'âge de seize ans jusqu'à presque trente ans... On l'avait enfermé avec des truands. Un gamin... Personne ne saura jamais ce qui s'est vraiment passé...
... La beauté indescriptible du Grand Nord ! Le silence des neiges qui luisent même la nuit... Et toi, tu n'es que du bétail. On te traîne dans la nature, on te piétine, et on te ramène. Il appelait ça "la torture par la beauté". Sa phrase préférée, c'était : "Dieu a mieux réussi les fleurs et les arbres que le humains"..."
Svetlana Alexievitch, extraits de "La fin de l'homme rouge" Actes Sud, 2013. Du même auteur, dans Le Lecturamak :