Nohant, 27 juin 1870
Encore un chagrin pour toi, mon pauvre vieux. Moi, j'en ai aussi un gros, je pleure Barbès, une de mes religions, un de ces êtres, qui réconcilient avec l'humanité. Toi, tu regrettes ce pauvre Jules et tu plains le malheureux Edmond... Quelle époque ! Ils meurent tous, tout meurt et la terre meurt aussi, mangée par le soleil et le vent. Je ne sais où je prends le courage de vivre encore au milieu de ces ruines. Aimons nous jusqu'au bout...
Flaubert à Sand.2 juillet, samedi soir
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La mort de Barbès m'a bien affligé, à cause de vous ! L'un et l'autre nous avons nos deuils. Quel défilé de morts depuis un an ! J'en suis abruti, comme si on m'avait donné des coups de bâton sur la tête. Ce qui me désole (car nous rapportons tout à nous) c'est l'effroyable solitude où je vis !
Je n'ai plu personne, je dis personne avec qui causer !" Qui s'occupe aujourd'hui de faconde et de style ?*"
À part vous et Tourgueneff je ne connais pas un mortel avec qui m'épancher sur les choses qui me tiennent le plus à cœur, et vous habitez loin de moi, tous les deux !...
Le pauvre Edmond de Goncourt est en Champagne chez des parents. Il m'a promis de venir ici à la fin de ce mois. Je ne crois pas que l'espoir de revoir son frère dans un monde meilleur le console de l'avoir perdu dans celui-ci !
On se paye de mots dans cette question de l'immortalité. Car la question est de savoir, si le moi persiste. L'affirmative me paraît une outrecuidance de notre orgueil. Une protestation de notre faiblesse contre l'ordre éternel. La mort n'a peut-être pas plus de secrets à nous révéler que la vie ?...
* Citation de Louis Bouilhet.
George Sand - Gustave Flaubert, extrait de "Tu aimes trop la littérature, elle te tuera. Correspondance" , Éditions Le Passeur, 2018.Des mêmes auteurs, dans Le Lecturamak :