Les femmes et le vin

Par Afust


Depuis quelque temps le monde du vin entend une petite chanson lui reprochant tantôt son (prétendu) vocabulaire, tantôt le peu de considération qu'il témoigne aux femmes.
La tonalité et ce qui lui sert de prétexte varient selon les cas.
Parfois ce peut être historique.
C'est, par exemple, le cas du Figaro dans sa version "Figaro vins" qui m'a déjà beaucoup amusé à l'occasion de précédentes parutions.
J'ai donc lu un récent article de cette vénérable revue qui se penche sur les femmes, le vin et l'histoire que l'on peut en écrire.
Ou, en l'occurrence, re écrire.
Car de mon point de vue, cette version de l'Histoire des femmes et du vin sent le vinaigre.

Il est vrai qu'on ne met jamais mieux un problème en évidence qu'en le créant soi même sur la base de questions - de préférences biaisées - que l'on se posera avant d'y répondre à sa guise.
On n'est jamais mieux servi que par soi même.
C'est le cas pour le soit disant sexisme du vocabulaire vinique, çà l'est aussi, ici, quand on en vient à l'Histoire.

A la question : "Quelles ont été les femmes les plus influentes du monde du vin ?", le Figaro vins nous répond que c'est : "Une question qui, encore aujourd’hui, suscite un certain mutisme. Au-delà des veuves de Champagne et de quelques dirigeantes de prestigieux domaines, il reste encore difficile de citer sur les doigts des deux mains les femmes ayant marqué l’histoire du vin, même en y incluant l’époque contemporaine.".

Rappelons que le Figaro, même dans sa version "vins", est une revue grand public.
Or qui dans le grand public est capable citer des femmes ayant marqué l'histoire du vin ? et, surtout, quelles sont les femmes susceptibles d'être ainsi nommées ?
Nous serons d'accord sur le fait que l'on citera amplement (et probablement uniquement) la Veuve Clicquot et, tout aussi probablement, sans être capable de la situer dans le temps ni de dire en quoi et pourquoi elle a été marquante dans l'Histoire du vin en général et spécifiquement celle du vin de Champagne (je pense en particulier à l'arrivée des tables de remuage dont je crains que trop peu de professionnels du vin soient en mesure de lui en reconnaître le mérite).
Mais soyons sérieux deux minutes ... quels sont donc les hommes marquants l'Histoire du vin que ce même grand public serait capable "de citer sur les doigts des deux mains" ?
Il y a bien sur Noé, qui est très connu et dont, avec un minimum de culture biblique, on doit pouvoir dire qu'il fut le premier vigneron. De là à en déduire qu'il sera spontanément cité parmi les hommes les plus influents de l'Histoire du vin il y a peut-être un pas démesuré ?
Un homme incontestable est certainement le célèbre Dom Pérignon (oui : nous restons en Champagne, de toute évidence un exemple en termes de communication maîtrisée). Et ce quand bien même rien n'indique qu'il soit l'inventeur du vin de Champagne tel que nous le connaissons aujourd'hui. Il serait donc certainement cité, mais probablement en étant paré de laurieurs qui ne sont pas les siens.
Et les autres ?
Mais qui d'autre !?
Passons en revue quelques grands noms de l'Histoire de la vigne et du vin :
- Louis Pasteur ? Il est incontestable. Et essentiel.
Pour autant, aussi incontestable soit-il et malgré son récent anniveraire : qui parmi les lecteurs du Figaro le nommera parmi les hommes du vin ? qui peut spontanément dire que la pasteurisation a été développée pour le vin en suite au travaux de Louis Pasteur sur les maladies du vin et sa démonstration du rôle des microorganismes dans les causes de celles ci ?
- Jean-Antoine Chaptal ? Encore un incontestable. Et un inconnu du grand public, je le crains. Tout au plus les plus érudits l'associeront ils à la chaptalisation, ce qui est exact mais réducteur.
- Jules Guyot ? Dans le meilleur des cas on l'associera à la poire qui porte son nom (et les amateurs de curiosa le reconnaîtront comme auteur de "Le bréviaire de l'amour expérimental") ... mais dans l'obtention de laquelle il n'est pour rien. Les plus éclairés feront très éventuellement le lien avec la méthode de taille de la vigne qu'il a développée et qui reste d'actualité.
- Olivier de Serres ? soyons sérieux, il est oublié ou, du moins, ses pages consacrées à la vigne et au vin le sont-elles. Pourtant certains de ses mots résonnent-ils avec la situation actuelle : "
Mais par le contraire votre terroir ne produisant que petit vin, ou dangereux à se corrompre, ou si n'étiez en lieu pour le vendre, que feriez-vous d'un grand vignoble ? ne serait-ce pas à votre escient vous surcharger de peine sans profit ? Auquel cas contentez-vous d'élever des vignes, seulement pour votre grande provision, sans espoir de tirer argent par l'épargne de votre vin"
- alors faut-il perdre du temps à évoquer Maupin, Jules-Emile Planchon, Pierre Galet, l'Abbé Rozier, Lavoisier, Baumé, et tant d'autres encore ...
Non, vraiment : je crains que nul ne soit capable de citer 10 personnes ayant marqué l'histoire du vin. Et pas plus hommes que femmes.
Notez bien que je le regrette, mais pour autant je ne peux décemment invoquer un quelconque sexisme pour expliquer cette ignorance.
Alors bien sur nous lisons dans Le Figaro que :
"Si la féminisation du monde du vin est un phénomène plutôt récent, il semblerait que sa représentation médiatique soit encore inversement proportionnelle à sa réalité, et que la parité soit très variable en fonction des secteurs. Les raisons d’une telle absence sont multiples, et embrassent à la fois le champ de la culture, de la sociologie et de la politique".
Soit.
Après plus de 20 ans d'interventions se penchant sur la microbiologie du vin au sein de diverses formations professionelles, force m'a été de constater que ces formations se sont très largement féminisées (lire "majoritairement").
De même, on trouve de plus en plus de femmes à des postes de responsabilité dans la filière vin (y compris en production).
Mais on pourra en effet regretter qu'elles ne soient pas plus mises en lumière grâce à la "représentation médiatique".
Ceci étant posé : je trouve délicieux que les medias qui ne font pas ce travail de visibilité, travail qui leur échoit, en fassent le reproche au monde du vin. Fut-ce pour des raisons culturelles, sociologiques et politiques. Ou pour meubler un article militant.

Quant à la question des femmes et du vin dans l'Antiquité, qui "semble toujours avoir été un sujet sensible" : je m'étonne que le code d'Hammurabi ne soit pas même évoqué.
En effet,
le code d'Hammurabi est rien moins que le plus ancien texte de Loi que nous connaissions : il date de 1750 (à quelques dizaines d'années près) avant JC et nous dit notamment ce qu'il en était de certaines des obligations légales des femmes marchandes de vin.
Parmi les 282 Lois qui y figurent, on trouve en effet :

§108
"Si une marchande de vin n'a pas accepté du blé comme prix de boisson, mais a reçu de l'argent à gros poids, et a baissé le prix de la boisson au-dessous du prix du blé, on fera comparaître cette marchande de vin, et on la jettera dans l'eau."
§109
"Si une marchande de vin, quand des rebelles se réunissent dans sa maison, n'a pas saisi et conduit au palais ces rebelles, cette marchande est passible de la peine de mort."
§110
"Si une prêtresse qui ne demeure pas dans le cloître a ouvert une taverne, ou est entrée dans la taverne pour boire, on brûlera cette femme".
§111
"Si une marchande de vin a donné 60qa de boisson ousakani, pour la canicule, elle prendra lors de la moisson, 50 qa de blé".


Ces Lois, pour l'essentiel commerciales, familiales et pénales ne font pas dans la dentelle lorsqu'il s'agit de punir les contrevenants, mais on y recherche un certain équlibre voire de la modéraion (toutes proportions gardées !) puisqu'il s'agit le plus souvent du fameux Lex Talionis : «œil pour œil et dent pour dent».
Pour ce qui m'occupe ici on y apprend que les femmes pouvaient faire commerce de vin, tenir des tavernes et, dès lors qu'elle n'étaient pas prêtresses, aller y boire.

Juste ajouter, pour en finir avec l'Antiquité telle qu'elle nous est présentée, que si je ne connais pas  «trois choses [étaient] mauvaises : la nuit, les femmes, et le vin» j'ai en revanche gardé en mémoire cette citation attribuée à Ménandre : "La mer, le feu, la femme : les trois sont des maux.".
L'exercice étant, de mon point de vue, totalement stérile je ne ferai l'exégèse d'aucune des deux, pas plus que je ne commenterai celle qui nous est assenée dans l'article qui m'occupe ici et que je suis incapable de situer.


En ce qui concerne l'époque moderne ou récente : "Mais c’est à la fin du XIXᵉ siècle, face à la flambée d’une consommation de vin et d’autres alcools jugée dangereuse, que les femmes se sont vues érigées en garante de la stabilité familiale, et par conséquent exclues des lieux de sociabilité".
Je ne partage pas cette lecture.
Ce qui, à ce stade, n'étonnera plus personne.
Car si j'en crois la lecture que j'ai faite des ouvrages d'éducation ménagère de la fin du XIXème et du début du XXème (je pense par exemple aux livres signés par celle qui se fait appeler "La Baronne Staffe" ou aux remarquables "Le ménage de Madame Sylvain" (Marie Robert Halt) et surtout "Les petits carnets de Madame Brunet" (Marie Delorme)) les femmes sont en effet garantes de la stabilité familiale et sont, à cet effet, en charge de la protection de leur mari et leur foyer.
Il leur revient donc de faire en sorte que le dit mari n'aille pas claquer les resources du foyer dans tel ou tel cabaret, à grands coups d'absinthe.
Ce n'est pas qu'elles sont exclues "des lieux de sociabilité", c'est qu'elles doivent éviter que leur mari aille se saouler au cabaret en y compromettant la stabilité financière du foyer dont elles ont la charge !

Quant à ceci :
"Une féminisation croissante de la consommation et de la profession
Au cours des XXᵉ et XXIᵉ siècle, les femmes ont peu à peu réussi à faire entendre leur voix au sein du monde du vin
"
Je l'ai déjà dit : je crois en effet - et m'en réjouis - que les professions viti vinicoles se féminisent de plus en plus.
Pour autant il y a sur mes étagères quelques ouvrages qui attestent que même si ce n'était pas habituel, c'est une tendance déjà ancienne.
Je n'en retiens que 3 exemples que je choisis tant pour leur diversité de style et de sujets que pour leur qualité d'ensemble :


Pour la vulgarisation :
"Eugène ou le petit vigneron", par
Sophie Ulliac-Trémadeure.
Paru en 1836 il s'agit d'un ouvrage éducatif qui, sous les atours d'un livre de jeunesse, n'en est pas moins techniquement complet, précis et exact.

Portant sur une technique oenologique pointue : l'"Opuscule sur la vinification. Traitant des vices des méthodes usitées pour la fabrication des Vins, et des avantages du Procédé de Mlle Elizabeth Gervais, brevetée du Gouvernement par ordonnance de S. M. Louis XVIII, pour la même fabrication", paru en 1820 et qui vaut à Elisabeth Gervais les félicitations de Chaptal (qui sont jointes à la seconde édition, elle aussi parue en 1820)

Pour de la vulgarisation scientifique axée sur la microbiologie, voir et lire l'excellent : "Travailleurs et malfaiteurs microscopiques. Microbes - Ferments" d'Isaure Aristide Rey (fille de révolutionnaire, femme de communard et excellente vulgarisatrice scientifique) qui est paru chez Hetzel, en 1887.
Le premier chapitre est consacré à la fermentation du vin.
 

Alors si l'article du Figaro vin trouve qu'il y a "De quoi garder l'espoir qu'un jour, genrer le monde du vin soit un réflexe d'un autre âge.", pour ma part j'avoue perdre l'espoir que cette mode qui consiste à genrer à tout crin afin de faire un procès à tel ou tel laisse un jour la place à une vision moins partisane, moins étroite, et ne faisant plus appel à de fâcheuses réécritures ou interprétations.

Avec mon amical salut - par ordre alphabétique - à Alexandra, Alison, Amélie, Anne, Catherine, Dany, Delphine, Emmanuelle, Isabelle, Flavie, Florence, Françoise, Hélène, Julie, Léa, Laura-Marie, Laurence, Lucie, Marie, Marion, Mathilde, Muriel, Patricia, Stéphanie, Stephany ... et à toutes celles dont le prénom m'échappe !

 (comme souvent les illustrations de ce billet proviennent de ma collection personnelle. En conséquence de quoi je peux tout à fait faire parvenir tel ou tel extrait des ouvrages cités à qui m'en ferait la demande)