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Babylon – Mens, émerveille !

Par Le7cafe @le7cafe

Bye Bye Babylon.

Y a-t-il jamais eu cité plus légendaire que Babylone ? Jadis plus grande et puissante cité-état de Mésopotamie, berceau de culture et de civilisation aux trésors innombrables, puis assiégée, détruite, pillée. Rappelée aussi bien pour ses splendeurs - les Jardins Suspendus de Babylone, parmi les Sept Merveilles du Monde - que sa chute - annonciatrice de l'Apocalypse biblique sous les traits de la Putain de Babylone. Damien Chazelle transpose la légende, la grandeur et la décadence de la cité dans le Hollywood des années 20 et 30, pour en faire sa propre Babylon.

Babylon – Mens, émerveille !

IL ÉTAIT UNE FOIS

" Bye Bye Babylon, once reaching for the sun... "

Cryoshell, " Bye Bye Babylon ", 2009

Qu'est-ce que Babylon ? Est-ce un film historique sur le tumultueux passage du cinéma muet au cinéma parlant ? Est-ce une comédie grand public où Brad Pitt tombe d'un balcon et Margot Robbie combat un serpent ? Est-ce un drame intimiste où des héros déchus courent lentement à leur perte ? Peut-être est-ce un blockbuster épique et son budget de quatre-vingt millions, où grouillent des foules de figurants dans des décors à perte de vue. Ou juste une expérimentation d'auteur, qui joue la trame et la mise en scène pour tenter de faire quelque chose d'autre de son cinéma. En réalité, Babylon est un peu de tout ça et pourtant tout à fait autre, film protéiforme et donc par essence, indéfinissable.

C'est ce qui fait sa force, et a causé son inévitable perte. Sans pouvoir se définir, il en devient impossible à vendre, incapable de cerner le type de spectateur qu'il parviendra à attirer. Babylon est une de ces œuvres follement ambitieuses et donc nécessairement (parfaitement ?) imparfaites, qui suscitent le rejet le plus total comme l'engouement le plus fort sans jamais laisser indifférent. Bref, l'un de ces très rares blockbusters expérimentaux qui furent tous des échecs monumentaux à leur sortie mais qui réussirent à convaincre les plus fervents adeptes, aux rangs desquels on compte 2001 : L'Odyssée de l'Espace, Cloud Atlas ou encore Intolérance.

Ces trois films figurent parmi mes préférés de tous les temps. Ça ne surprendra donc personne si je fais partie de ceux que Babylon a emportés ; bien que je ne comprenne que trop ses détracteurs. On parle d'un film dont l'une des premières scènes illustre la défécation massive d'un éléphant à la fois sur un pauvre bougre et la caméra - et il y a bien quelques instants où l'on se demande si c'est ce que l'on va devoir subir pendant les trois prochaines heures. Mais Damien Chazelle joue la provocation pour mieux se mettre à nu, conjuguant les pires et les meilleurs aspects de l'industrie hollywoodienne dans une parabole sur la fabrique des rêves, et des cauchemars.

Plus qu'autre chose, Babylon émule la sensation des films de son époque - et pas son époque elle-même, mais j'y reviendrai. Il se veut épique à leur façon, avec de vrais décors monumentaux et des foules de vrais figurants à l'encontre des effets numériques qui prévalent aujourd'hui. Il y a des bribes de la démentielle séquence babylonienne d'Intolérance de 1916, justement, ou encore des batailles et cavalcades du Miracle des Loups (1924) ou de La Ruée vers l'Ouest (1931). Il y a ce sens du joyeux bordel des premiers parlants qui ne savaient encore trop que faire de leur nouvelle technologie, à l'instar de l'Oscar du Meilleur Film de 1929, Broadway Melody. En un mot comme en cent, Babylon parvient à retransmettre le sentiment qu'ont ces vieux métrages et s'affirme être un film comme on n'en fait plus.

Babylon – Mens, émerveille !

MYTHES ET HÉROS

" Bye Bye Babylon, now scattered you will run... "

Cryoshell, " Bye Bye Babylon ", 2009

Damien Chazelle fait du cinéma comme il ferait du jazz. Toute sa filmographie est parcourue des mêmes thèmes de prédilection - la musique, la passion, les rêves, l'amour - de Whiplash à . Pourtant, à chaque nouvelle réalisation, il les fragmente, les recompose, improvise dessus et les fait naître sous une nouvelle lumière. En ce sens, Babylon est l'antithèse et le prolongement de La La Land, supplantant Emma Stone et Ryan Gosling par Margot Robbie et Diego Calva, histoire de rêves poursuivis et brisés dans une industrie terrible et magnifique.

Le compositeur fidèle du cinéaste, Justin Hurwitz, en a parfaitement conscience et en joue volontairement. Les notes inoubliables de La La Land résonnent notamment dans " Gold Coast Rhythm ", ballade mélancolique qui cherche à rappeler les plus belles heures de quelque chose qui n'est plus, offrant à Brad Pitt sa scène la plus émouvante. Mis en musique par un orchestre à la frénésie communicative, ce n'est qu'un morceau parmi les nombreux autres d'une bande originale mémorable - glorieuse ( " Voodo Mama "), chaotique ( " Coke Room "), nostalgique ( " Manny and Nellie's Theme "), ou tout à la fois ( " Finale ") - entièrement au service de l'icônisation des différents personnages.

Et il y a de quoi faire, de l'aspirant cinéaste Manny Torres (Diego Calva) à l'explosive nouvelle venue Nellie LaRoy (Margot Robbie), en passant par la meneuse de revue Lady Fay Zhu (Li Jun Li) et le trompettiste Sydney Palmer (Jovan Adepo). Sans oublier la ponte de la critique Elinor St. John (Jean Smart) et surtout le vétéran du muet Jack Conrad, campé par un Brad Pitt dans le meilleur rôle de sa déjà remarquable carrière. Porté par le jazz de Hurwitz et les plans-séquences fétiches de Chazelle, c'est tout un microcosme qui s'épanouit sous nos yeux, ressuscitant un Hollywood oublié à la lumière des inspirations bien réelles de Fatty Arbuckle, John Gilbert, Anna May Wong et autres Clara Bow.

Les acteurs et actrices de Babylon se surpassent tous pour engendrer une véritable mythologie de cinéma. Chaque personnage majeur s'offre une entrée et une sortie de légende qui participe de l'établissement de ce mythe fondateur. Fay a droit à une spectaculaire chanson, et un dernier au revoir avant de s'envoler pour un autre destin. Nellie débarque en grande pompe comme un train en marche à travers l'écran, puis disparaît, exactement comme elle l'avait annoncé, en dansant dans la nuit. Jack arrive à l'orgie comme roi d'Hollywood, costard, cheveux gominés et lunettes noires obligent, et fait ses adieux à Babylone dans un dernier éclat. Il n'y a qu'une exception notable à la liste, et elle n'est nulle autre... que Manny lui-même.

Babylon – Mens, émerveille !

POUR L'AMOUR DU CINÉMA

" Left burning in the sun, prepare to be
Bye Bye Babylon, be gone. "

Cryoshell, " Bye Bye Babylon ", 2009

L'entrée en scène de Manny est le premier plan de Babylon après l'écran noir. Sa sortie de scène ? La fin du film, et le dernier écran-titre. Il n'y a pour lui aucun coup de grâce, pas d'arrivée spectaculaire, pas d'au revoir triomphant. Il vient et passe, le temps d'un film. C'est que Manny, pour tout personnage principal qu'il soit, n'est en fait que le spectateur de sa propre vie.

C'est précisément pour ça que la véracité historique de Babylon n'a pas tant d'importance, car il ne se revendique jamais comme un film historique. En un sens, c'est un préquel à Chantons sous la Pluie, et Chazelle ne s'en cache pas, citant explicitement le chef-d'œuvre de 1952 à plusieurs reprises. Et si Chantons sous la Pluie était basé sur les véritables souvenirs d'une personne qui avait vécu la transition du muet au parlant, la gloire et le chaos, la grandeur et la décadence de cette époque perdue entre les parenthèses des guerres mondiales ? Et si cette personne était Manny ?

À travers ses yeux, l'industrie cinématographique des années 1920 et 1930 est mystifiée, devenant la Babylone de cet aspirant réalisateur, plein d'illusions, de rêves et d'amour pour les films. Comme tout souvenir, sa vision est fragmentaire et biaisée - un mensonge merveilleux, en quelques sortes. Manny est mis dans notre propre position de spectateur ; a la chance de rencontrer toutes ces légendes le temps d'un film, puis se retrouve, lui aussi, assis seul dans une salle face à l'écran.

On a fait grand cas de l'épilogue de Babylon, ce montage étourdissant qui juxtapose Eadward Muybridge et James Cameron, incorporant au milieu plus d'un siècle de 7ème Art de L'Arrivée d'un Train en gare de La Ciotat à La Passion de Jeanne d'Arc, Le Magicien d'Oz et autres Jurassic Park, puis sombrant dans l'expérimental avec une danse de solvants colorés et la réflexivité des images-mêmes du film. D'aucuns l'ont accusé d'être digne du travail d'un lycéen tout juste sorti de spécialité Cinéma-Audiovisuel. Il l'est. Mais je ne pense pas que cela doive être pris comme une insulte.

Le montage de tous ces films est naïf, et parce qu'il est naïf, il est honnête. Pour toutes les prétendues " lettres d'amour au cinéma " que la fin d'année 2022 et les premiers mois de 2023 nous ont offertes ( The Fabelmans, Empire of Light, entres autres), c'est peut-être bien celle de Babylon qui résonne le plus car elle s'affirme comme un hommage sincère à tous ceux qui sont venus avant et ont fait de la cité légendaire ce qu'elle est aujourd'hui. C'est le testament d'une usine à rêves, où - en dépit de la merde, fut-elle éléphantesque, qu'il faut parfois surmonter sur et en dehors des écrans - parfois, par un quelconque miracle, l'extraordinaire se produit. Un papillon se pose sur l'épaule d'un chevalier embrassant sa douce au devant d'une effroyable bataille. Une larme coule sur une joue à l'instant où on en avait le plus besoin. Et dans ces moments fugaces, la magie opère.

Babylon – Mens, émerveille !

LE MOT DE LA FIN

Glorieux et imparfait, glorieusement imparfait, Babylon est le film-somme des ambitions de Damien Chazelle. Monument épique à la mémoire des ses protagonistes, il embarque le spectateur dans une spirale frénétique dont il ne peut sortir indifférent. Un film comme on n'en fait plus.

Note : 9 / 10

" C'était l'endroit le plus magique sur Terre, n'est-ce-pas ? "Jack

Babylon – Mens, émerveille !

- Arthur

Tous les gifs et images utilisés dans cet article appartiennent à leurs ayants-droits respectifs, et c'est très bien comme ça.

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