
Créé en 2018, il est interprété par la fabuleuse Helena de Laurens qui est autant comédienne que danseuse, presque contorsionniste, sans le moindre décor, si ce n’est l’immense scène des Bouffes du Nord qu’elle occupe pleinement.
Cela ne se raconte pas. Ça se voit, se vit, se ressent.
Ça commence à plein tube avec Bitch better have my money de Rihanna, un morceau trap qui porte à merveille les déhanchés hip-hop de cette fille en rouge sur fond rouge qui devient derviche tourneur avant de se faire oiseau, mutine, gamine effrontée d’une cour de récréation, adulte sévère … On ne perd pas une miette de cette prestation hors normes et inoubliable même si elle n’est pas vraiment racontable.

Héléna se saisit de la parole de l’enfant tout en exprimant la sienne, et tous les personnages dont parle Jeanne. Elle est dans le jeu permanent. Le corps semble détaché de la voix. Et nous, en tant que spectateurs, ne savons pas (pas encore) si la femme-enfant qui se déhanche devant nous est naturelle ou provoquante, si lorsqu’elle fait tournoyer son sac comme un marteau elle ne va pas soudain le lâcher et le propulser à la tête des spectateurs.

La jeune Jeanne dans le corps de la grande Héléna donne un être hybride, qui n’est jamais tout à fait l’une ni tout à fait l’autre, que la metteuse en scène désigne sous le terme de « l’enfant grande ». Auquel le spectateur a le sentiment de tenir la main, pour l’encourager à mettre en gestes les images de ce qu’elle a traversé, et de ses fantasmes aussi. Et pour être certaine qu’on le comprenne bien, Marion Siéfert a choisi comme seconde et dernière musique S&M, encore un titre de Rihanna, qui fait référence au sado-masochisme. La petite fille n’est pas une sage enfant, on s’en serait douté.

Cet enseignement l’a manifestement amenée à régler ses comptes (mais qui n’en a pas) avec sa famille. Le spectacle qui a suivi, intitulé _jeanne_dark_, était inspiré de sa propre adolescence orléanaise (et on appréciera le jeu de mots avec celui de l’héroïne historique et la référence au mystère et à la part d’ombre du personnage). Il est probable que Daddy sera encore un niveau au-dessus.
Elle en a peut-être aussi (des comptes) à régler avec le théâtre contemporain (qui ne l’a pas acceptée comme élève dans ses grandes écoles) et qu’elle dit vouloir dynamiter (le mot est d’elle). Il est vrai qu’elle en explose les limites, mais avec un tel sens artistique qu’il ne fait aucun doute que ce qu’elle produit en est … du théâtre.
Dans un mois, Marion Siéfert donnera "Daddy" au Théâtre de Odéon - Théâtre de l'Europe du 9 au 21 mai 2023. Continuera-t-elle son opération de sabotage ? Nous verrons bien. En attendant ne manquez pas son Grand sommeil. La performance d’Helena de Laurens y est exceptionnelle. Je ne pensais pas qu’on puisse à ce point et avec cette intensité jouer et danser tout à la fois. Le public, debout, était d’accord avec moi. Sur ce point, Marion Siéfert, qui adore diviser, n’aura réussi qu’à faire l’unanimité.


Costumes Valentine SoléDu mercredi 12 au vendredi 21 avril 2023Du mardi au samedi à 20 heuresAux Bouffes du Nord
37 (bis), boulevard de La Chapelle 75010 Paris - réservations 01 46 07 34 50 www.bouffesdunord.comLes photos qui ne sont pas logotypées À bride abattue sont de © Matthieu Bareyre