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Un cadeau vraiment empoisonné. (Jonathan Franzen)

Par Jmlire

Un cadeau vraiment empoisonné. (Jonathan Franzen)Jonathan Franzen

Gitanas Misevicius venait d'une famille de prêtres, de soldats et de fonctionnaires proches de la frontière russe. Son grand-père paternel, un juge local, avait échoué à une séance de questions-réponses avec les nouveaux administrateurs communistes en 1940 et été envoyé au goulag, accompagné de sa femme. On n'avait plus jamais entendu parler de lui. Le père de Gitanas possédait un bar à Vidiskés et il procura aide et réconfort aux partisans du mouvement de résistance (les soi-disant Frères de la Forêt) jusqu'à la fin des hostilités, en 1953.

Un an après la naissance de Gitanas, Vidiskés et huit municipalités environnantes furent vidées par le gouvernement fantoche pour laisser la place à la première de deux centrales nucléaires. Les quinze mille personnes ainsi déplacées ("pour des raisons de sécurité") furent relogées dans une petite ville flambant neuve complètement moderne, Khroutchevai, qui avait été construite en toute hâte dans la région des lacs, à l'ouest d'Ignaina.

" Assez lugubre, tout en parpaing, pas d'arbres, raconte Gitanas à Chip. Le nouveau bar de mon père avait un comptoir en parpaing, des alcôves en parpaing, des étagères en parpaing. L'économie socialiste planifiée de Biélorussie avait produit trop de parpaings et les donnait pour rien. Du moins, c'est ce qu'on nous racontait. Enfin, nous emménageons tous. Nous avions nos lits en parpaing, nos terrains de jeu avec des équipements en parpaing. Les années passent, j'ai dix ans, et soudain tout le monde à un père ou une mère atteint d'un cancer des poumons. Je dis bien tout le monde. Enfin, et voilà que mon père a une tumeur aux poumons et les autorités finissent par venir jeter un coup d'œil à Khroutchevai, et, baste, nous avons un problème de radon. Un gros problème de radon. Un désastreux putain de problème de radon, en fait. Parce qu'il s'avère que ces parpaings sont légèrement radioactifs ! Et le radon s'accumule dans toutes les pièces fermées de Khroutchevai. En particulier dans une pièce comme une salle de bar, où il n'y a pas beaucoup d'air, et où le patron reste toute la journée à fumer des cigarettes. Comme le faisait mon père, par exemple. Eh bien, la Biélorussie, qui est notre république socialiste sœur ( et que, soi dit en passant, nous, les Lituaniens, possédions autrefois), la Biélorussie dit qu'elle est vraiment désolée. Il devait y avoir un peu de pechblende dans ces parpaings, dit la Biélorussie. Grosse erreur. Désolée, désolée, désolée. Alors nous quittons tous Khroutchevai et mon père meurt, horriblement, dix minutes après minuit le lendemain de son anniversaire de mariage, parce qu'il ne voulait pas que ma maman se souvienne de sa mort le jour anniversaire de leur mariage, et trente années passent, Gorbatchev se retire, et nous allons enfin jeter un coup d'œil dans ces vieilles archives, et tu sais quoi ? Il n'y avait pas de bizarre surabondance de parpaings due à une erreur de planification. Il n'y avait pas de couille dans le plan quinquennal. Il y avait une politique délibérée de recyclage des déchets nucléaires de très faible intensité dans les matériaux de construction. Selon la théorie que le ciment des parpaings neutraliserait les radio-isotopes ! Mais les Biélorusses avaient des compteurs Geiger et ce fut la fin de ce rêve heureux de neutralisation, et un millier de trains de parpaings nous ont donc été gracieusement envoyés, à nous qui n'avions aucune raison de soupçonner que quelque chose n'allait pas..."

Jonathan Franzen, extrait de "Les corrections", 2001, Éditions de l'Olivier, 2002, pour la traduction française. Du même auteur, dans Le Lecturamak :

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