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Tête à tête de Diégane avec Jésus - Une réflexion sur le labyrinthe littéraire de Mohamed Mbougar Sarr

Par Gangoueus @lareus
Tête à tête de Diégane avec Jésus - Une réflexion sur le labyrinthe littéraire de Mohamed Mbougar Sarr
A partir de deux communications lors du colloque sur Le labyrinthe littéraire de Mohamed Mbougar Sarr, j'ai relu une séquence du roman La plus secrète mémoire des hommes, dans le journal estival 2018 où l'écrivain oppose la mystique à l'hypocrisie religieuse...

C’est la seconde fois que j’assiste à un colloque rassemblant la critique universitaire autour d’une oeuvre littéraire. J’avais déjà eu l’occasion d’assister ou de participer comme intervenants à des rencontres littéraires à l’université, de proposer une communication... Mais là, c’est différent. Une quinzaine d’intervenants se réunissent durant deux jours pour proposer des communications d’une vingtaine de minutes sur le thème du labyrinthe littéraire de Mohamed Mbougar Sarr. Chaque intervention est ponctuée par les réactions, questions et apports, des collègues présents. Ce sont pour la plupart des enseignants ou des doctorants en lettres, qui viennent de plusieurs pays d’Europe, d’Amérique du Nord ou d’Afrique. Des appels à contributions ont été faits en amont, une sélection a été réalisée. Sarah Burnautzki (Université d’Heidelberg), Cornelia Ruhe (Université Mannheim) et Abdoulaye Imorou (Université de Legon, Accra) ont donc piloté ce projet, avec des rôles harmonieusement répartis.


J’arrive dans ce milieu avec beaucoup de curiosité et d'appréhension en sachant que je vais intervenir à l’un deux des événements grand public de ce colloque qui a lieu à Mannheim. Il portera sur l’observation du monde du livre francophone par l’agent littéraire français Raphael Thierry, la scout littéraire allemande Isabel Kupski et le blogueur que vous connaissez. En attendant, j’écoute avec une attention relative les différentes présentations. Je me rends compte par exemple que sur la première journée, les analyses autour des romans Terre ceinte et De purs hommes me passionnent plus que l’exploration de Silence du choeur. Les deux premiers questionnent respectivement la montée de l’islamisme radical durant les années 2010 au Sahel et celui de l’homophobie au Sénégal. Silence du choeur évoque plutôt la question de l’accueil des flux migratoires venant d'Afrique noire par les populations européennes en première ligne, si je peux formuler les choses de cette manière. Mon point de vue sur cette dernière question est que l’écrivain dans son roman comme les critiques présents analysant ce texte. Et que l’on tourne autour du pot sur le problème de fond que ce sont rapports complexes entre certains pays d’Europe et l’Afrique.
Cette première journée est une phase d’observation. On découvre progressivement les communications. Les échanges après la première matinée sont de mon point de vue teintés d’une réserve et de nombreuses attentes, que j'observe lors de la pause de midi. Puis au fil des communications, en fonction de leur originalité, de leur simplicité et de leur pertinence, les langues se délient. Et dans le fond, c’est l’enrichissement de ces analyses par les questions des collègues, mieux les apports qui donnent une certaine saveur à ce moment. Surtout quand des experts décortiquent l’oeuvre d’un auteur que vous appréciez. On est un peu dans un épisode de la série américaine CIS (Les experts). La seconde journée est beaucoup plus savoureuse pour moi. Et pour cause. Il y est plus question de littérature même quand Kathleen Gyssels commence cette journée par une analyse de la fabrique des prix, et plus particulièrement du Prix Goncourt. La question ici n’est pas tellement de savoir pourquoi Mohamed Mbougar Sarr a eu ce prix, mais plutôt pourquoi l’haïtien Louis-Philippe Dalembert ne l’a pas obtenu. Ce qui permet de travailler sur l'oeuvre de cet auteur.  Passons sur ce point technique délivré avec passion. Nous sommes dans la section IV du colloque « Affronter le canon et le monde de l’édition ». Nous sommes au coeur de plusieurs points abordés par le roman de Mohamed Mbougar Sarr. Oana Pannaïte (Bloomington University, Indiana) traite dans son intervention le thème Sortir du labyrinthe de l’histoire littéraire. Au-delà d’un texte qui s’impose par sa qualité littéraire, ce sont les questions qu’ils posent sous différentes formes à l’écosystème de l’édition européenne, pour ne pas dire uniquement française, quant à la réception des oeuvres littéraires venues des mondes francophones du Sud. 
J’aimerais dans cette partie de mon propos (qui n’est pas de restituer le contenu des différentes interventions) souligner un épisode que j’ai trouvé particulièrement drôle et saisissant. Dans les communications de Joanne Brueton et Emile Lévesque-Jalbert portant respectivement « Courir derrière l’immense littérature occidentale? » le palimpseste de Mohamed Mbougar Sarr et « Les mondes enchevêtrés de Mohamed Mbougar Sarr » ces deux universitaires ont fait référence à la journée du 05 août 2018 dans le journal estival de Diegane (2è partie, La plus secrète mémoire des hommes). C’est un moment assez cocasse du roman. Les écrivains Diegane et Musimbwa se retrouvent chez Béatrice Nanga. La soirée démarre sur un bon plat, très arrosé, avec des délibérations sur les possibilités de donner un second souffle, une seconde vie au roman culte de TC Elimane, "Le labyrinthe de l'inhumain". Elle se poursuit par une tentative de plan à trois dont Diegane s’extrait habilement. Cette scène très drôle permet à Emile Lévesque-Jalbert de noter trois formes d’enchevêtrement (entanglement, terme passé à la postérité avec les frasques du couple Smith) dans le propos de Mohamed Mbougar Sarr : l'enchevêtrement des corps, celui des croyances, celui des langues. Je me souviens qu’à ma première lecture de ce roman, l'immiscion du lingala dans ce moment apportait quelque chose de savoureux. On aurait pu rajouter au développement du critique canadien l’enchevêtrement des nationalités de ces écrivains qui ne regardent pas le monde et peut être même la sexualité du même point de vue. Un sénégalais prude, un congolais lubrique, une camerounaise chaude, on nage dans l'enchevêtrement des clichés dont use habilement Mbougar Sarr. Comme tout est référence dans ce roman, il est difficile de ne pas voir un clin d’oeil à certains moments de la vie parisienne de Yambo Ouologuem. En prenant le train, le lendemain pour rentrer sur Paris, j’ai relu cet épisode du roman, avec beaucoup d’amusement, nourri par ces regards croisés. J’ai trouvé quelques pépites.
Je suis protestant évangélique. Diégane nourrit plusieurs fantasmes à l’endroit de Béatrice Nanga. Ses observations nous indiquent qu’il est déjà venu chez elle à l’occasion de précédentes rencontres littéraires qui me rappellent le temps des soeurs Nardale et de la Négritude. J’essaie d’être au taquet sur les références subtiles car Mbougar Sarr est particulièrement joueur sur ce roman. Mais il y a une chose qui interpelle son personnage Diegane Latyr Faye : Le Christ en croix qui surplombe le salon de Béatrice Nanga. Quand la soirée prend une forme plus chaude, plus grivoise, il se passe ceci : « la maîtresse des lieux a proposé ou suggéré ( à moins qu’elle n’ai exigé, je ne suis plus sûr) qu’on baise. Mais pas ici, dit-elle. Ici il y a le Christ. Venez ». Diegane, à ses risques et périls vis à vis de Béatrice, refuse l’invitation. Et son esprit gamberge pendant que ces deux collègues s’envoient en l’air en poussant des cris qui pourraient s’apparenter à ceux d’un atalaku pendant un sébène endiablé. Comment résiste-t-on ou comment résiste-t-il à la tentation de rejoindre les amants enjaillés, il convoque TC Elimane dans ses pensées avant que Jésus ne descende de sa croix. Il se passe alors quelque chose qui relève de la mystique que Mbougar Sarr met en scène avec humour sans toucher au blasphème. Diégane cause avec Jésus pendant que de l’autre côté du mur, Musimbwa et Béatrice s’emploient avec une rage qui ressemble à une supplique, un appel à les rejoindre.
Antichambre du monde, cohabitation d’un espace « sacré » selon Béatrice et d’un espace profane (sa chambre), entre la fiction et la réalité, la cloison mince sépare les deux lieux traduit dans ce cas un impossible enchevêtrement. Hum. Ce non enchevêtrement est l’expression d’une forme d’hypocrisie du religieux qui cloisonne hermétiquement les identités du croyant. Mbougar Sarr enchevêtre pourtant fiction et foi dans cette chambre sacrée. On pourrait entendre insidieusement que la foi pourrait être construite sur une fiction. Il discute avec Jésus comme certains écrivains communiquent avec leurs personnages. Mbougar Sarr dans la discussion qui introduit la conférence à Mannheim indique clairement que loin de parler de rien, son roman questionne le rapport de la littérature avec la vie. Faut-il vivre les choses pour mieux les dire, mieux les écrire ? Entre Diégane et Musimbwa, il y a de ce point de vue deux approches qui orienteront leurs démarches respectives : l’antichambre de la littérature et du sacré VS le terrain concret que Musimbwa rejoindra en rentrant dans son pays natal pour mieux raconter sa vérité (ou sa fiction). Cette discussion avec Jésus est passionnante et jubilatoire. Elle rappelle aussi le mode de relation que ce dernier propose. L’arrogance ou le détachement de l’écrivain est d’imaginer qu’il peut l’aider à remonter sur sa croix. Mais n’oublions que c’est de l’humour et qu’on peut rire de ces choses, de ces audaces, de ses propres interrogations sans être la cible d’un pistolet mitrailleur. L’enchevêtrement a donc ses limites quand on rentre dans le domaine de la posture. 
J’aime ce Jésus qui discute avec Diegane. Il correspond à celui en qui je crois. Détendu, relax, il observe nos contradictions, nos atermoiements et il est prêt à la discussion. Il contient Diégane et le protège des  pulsions meurtrières qui l'étreignent. Je terminerai là en rigolant franchement après la conférence de Mbougar Sarr à Mannheim. Alors que l’index de Mbougar Sarr montre Yambo Ouologuem, son majeur, son auriculaire et son annulaire, tous se tournent vers lui, pour évoquer sa propre mue, ses propres questionnements, l’écrivain qu’il veut devenir, son rapport à la vie qu’il veut définir. Il me semble qu’il y a une cloison entre ses trois premiers romans où il est un spectateur immédiat de certains drames de notre monde et La plus secrète mémoire des hommes où il est dans cette entre-deux qu’autorise la bio-fiction et l’autobiofiction. Passer une bonne partie de la rencontre à questionner Ouologuem doit être particulièrement savoureux pour Mbougar Sarr, ce player, ce joueur. 
GangoueusCopyright photo Wesley Tingey

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