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L'âge d'homme (Michel Leiris)

Par Hiram33

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Premier livre autobiographique de Michel Leiris, L’âge d’homme, commence non pas par l’histoire de sa naissance, mais – et c’est un signe majeur – par un chapitre intitulé « Vieillesse et mort ». Tout se passe donc comme si l’auteur était mort avant même d’être né et son livre évoque d’emblée son obsession de la mort, car ses premiers mots concernent son impossibilité à découvrir à partir de quel moment il a eu connaissance de la mort : l’écrivain associe alors sur ses visites enfant au cimetière, avec sa mère.

Michel Leiris a achevé L’Âge d’homme en novembre 1935, à trente-quatre ans, après avoir participé pendant deux ans à une expédition ethnologique lors de laquelle il avait traversé l’Afrique noire d’ouest en est, de Dakar à Djibouti, et d’autre part après avoir suivi une psychanalyse pendant un an.

L’Âge d’homme est une confession dans laquelle, ne reculant devant aucun aveu, Michel Leiris raconte des souvenirs d’enfance et d’adolescence mais aussi ses manies, ses déficiences, ses phobies, ses fantasmes, ses obsessions et ses imaginations romanesques. D’emblée, on sent qu’il est résolu à ne rien cacher, ne rien travestir de ce qu’il a à nous dire. Cette sincérité dont il fait montre, une sincérité totale, sera une constante de son œuvre. Dans la préface de ce livre, « De la littérature considérée comme une tauromachie », il indique qu’il a voulu faire de cette confession, je cite, « un acte, un drame, en quoi je tiens à assumer positivement un risque ». Il était déterminé à dire la vie, la vérité sans artifices, et il attendait de ce livre qu’il fût une catharsis, une liquidation.

L’auteur évoque dans L’âge d’homme son habitude de se poudrer le visage dès sa dix-huitième année, du fait de l’irritation de sa peau par le rasoir, « comme s’il s’était agi de le dissimuler sous une espèce de masque impassible comme les plâtres » et il ajoute que « cela correspondait à une tentative symbolique de minéralisation, réaction de défense contre ma faiblesse interne et l’effritement dont je me sentais menacé »

Michel Leiris s’est dit « déçu par la cure analytique », dans un entretien avec P. Lejeune : « il regrettait de n’être pas remonté jusqu’au trauma originel, ce que vous appelez la scène primitive », précise-t-il, « de n’avoir pas atteint une origine ou un secret, de n’avoir pas découvert quelque chose. (…) Et c’est dans l’espace ouvert par cette déception, pour combler ce vide »  que Leiris affirme avoir composé son premier ouvrage autobiographique, L’âge d’homme (1939). Le projet autobiographique chez Leiris s’enracine donc dans la cure et d’ailleurs, ce qui fait symptôme, c’est qu’il rédige ce premier livre L’âge d’homme (1939) pendant la psychanalyse (de 1930 à 1935), et cette analyse s’achèvera au moment où s’annonce la publication de ce premier ouvrage. Leiris a présenté ce livre comme « une liquidation », « comme un moyen de rompre »  moyen certes de rompre avec une image de lui-même qu’il veut caduque, mais ne s’agirait-il pas aussi de rompre avec l’analyse et de liquider le transfert, avec la publication de son premier livre ?

Une scène répétitive de son enfance est racontée dans L’âge d’homme. Leiris décrit comment il observait et écoutait ce qui se passait dans la chambre de ses parents, dont la porte pouvait rester ouverte, et comment il s’éveillait la nuit avec des accès de toux violente. Ses parents se levaient, sa mère l’asseyait sur ses genoux et son père lui administrait un remède, un liquide brunâtre, qui, disait-il, contenait une plume qui lui chatouillait la gorge. M. Leiris écrit que cette idée de plume l’amusait, comme celle « d’être le personnage central du drame qui se jouait, au milieu de la nuit ». N’est-il pas d’ailleurs devenu un homme de plume ?

L’enfant d’abord spectateur renverse la situation en devenant le héros de la scène, l’acteur principal au centre de l’attention des parents. L’administration du médicament par le père mime une scène sexuelle à fantasmatique orale, l’enfant absorbant le liquide brunâtre associé à une plume. L’élément organisateur de la scène est encore le déplacement du spectateur exclu, soit l’enfant qui observe de son lit ce qui se passe dans la chambre des parents, à la périphérie, déplacement vers le centre de la scène, avec une inversion des regards, le voyant/voyeur devenant le vu. Comme dans ce souvenir fondateur, Leiris s’est promu dans son autobiographie « le personnage central du drame qui se jouait », tout en participant en quelque sorte à la scène primitive avec les parents.

Bataille est « à l’origine » de L’Âge d’homme, écrit Leiris dans sa dédicace. Nous savons par Leiris lui-même comment est né « Lucrèce, Judith et Holopherne ». Bataille lui avait demandé de collaborer à un « Almanach érotique » qu’il comptait éditer avec Pascal Pia – et qui n’a jamais vu le jour. (Figurait au sommaire le très beau Dessin pour Justine de Masson que nous présentons dans l’exposition.) Leiris commence par dire non : il ne s’imagine pas écrivant un « vrai » roman érotique. Puis se reprend et propose à Bataille un texte autobiographique autour des fantasmes sexuels enfantins que la psychanalyse avait ravivés et que le Cranach avait fait cristalliser.

La cure psychanalytique terminée, Leiris pense qu'il peut la poursuivre seul, en confiant au papier ses souvenirs d'enfance, ses terreurs enfouies et ses désirs inavoués. Il a expliqué le sens de cette volonté d'écrire sa vie : "Ce qui se passe dans l'écriture, n'est-il pas dénué de valeur si cela reste esthétique, anodin, dépourvu de sanction, s'il n'y a rien, dans le fait d'écrire une oeuvre, qui soit l'équivalent de ce qu'est pour le torero la corne acérée du taureau qui seule confère une valeur humaine à son art".

Leiris convient que la comparaison avec la tauromachie est abusive mais le torero met sa vie en jeu. Il est possible à l'écrivain d'engager dans la partie ce par quoi il se signale et dont la perte équivaut àune mort morale. "Mettre à nu certaines obsessions d'ordre sentimental, ou sexuel, confesser publiquement certaines des déficiences ou des lâchetés qui lui font le plus honte, tel fut pour l'auteur le moyen d'introduire ne fut-ce que l'ombre d'une corne de taureau dans une oeuvre littéraire".

Sur le plan littéraire, Leiris se compromet dans la mesure où, montrant le "dessous des cartes", il fait voir "dans la nudité peu excitante des réalités qui formaient  la trame plus ou moins déguisée, sous des dehors voulus briallants, de ses autres écrits".

Leiris re fuse les artifices et ne veut parler que de ce qu'il connaît. Il veut approfondir la connaissance de son moi jusqu'à rencontrer une vérité qui le dépasse et soit susceptible de quelque généralité.

Il évoque la découverte, en 1930, d'une reproduction de Cranach représentant "Judith et Lucrèce nues disposées en pendants". Elle déclenche en lui une marée de sensations et de souvenirs dont il entend retrouver les origines et les traces. Il émane de cette reproduction un érotisme "tout à fait extraordinaire" et deux thèmes de recherches vont en découler : celui de l'Antiquité lié à la femme et à l'érotisme tragique, celui de la blessure lié aux souvenirs d'enfance, aux premiers émois sexuels. Cranach est un peintre prolifique qui représente toujours la même femme : déhanchement, torsion du cou, seins de fillette, demi-sourire ambigu, paupière lourde, oeil bridé et regard de dangereuse victime. Dans l'image qui obsède Michel Leiris, Lucrèce et Judith dénudées portent un symbole phallique, le glaive, instrument du suicide de Lucrèce et de la décollation/castration d'Holopherne pour Judith. Cranach a peint les deux femmes à de multiples reprises ; Leiris s'et enflammé sur la mauvaise reproduction d'originaux perdus


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