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Henri-Michel Yéré : Polo kouman, Polo parle

Par Gangoueus @lareus
Henri-Michel Yéré : Polo kouman, Polo parle

En tant que lecteur, rien n’est plus jouissif que de voir un écrivain s’accomplir et produire un chef d’oeuvre après avoir été confronté aux prémices de sa production littéraire. Henri-Michel Yéré est un poète ivoirien basé à Bâle en Suisse, dont j’ai commenté ici, il y a quelques années, le recueil de poème La nuit était notre seule arme (éd. L’Harmattan).


Il a publié en début d’année un recueil de poésie particulièrement original puisqu’il est écrit à la fois en français et en nouchi. Vous me direz : "c’est quoi le rouchi ?". C’est une langue singulière née dans les rues d'Abidjan, capitale économique de la Côte d'Ivoire. Une sorte d’argot, de pidgin ivoirien empruntant au français, à l’anglais, à plusieurs langues locales ivoiriennes comme le dioula, le bété ou le baoulé comme exemple. Comme je l’ai souvent mentionné ici sur mon blog littéraire, j’ai vécu trois ans en Côte d’Ivoire du temps de mes études à la Faculté des Sciences et Techniques de Cocody. J’ai donc été percuté de plein fouet par l’Ivoirien (cette langue française chantée avec des articles définis ou indéfinis littéralement avalés par les locuteurs) mais surtout par le nouchi parlé par beaucoup de jeunes ivoiriens, en particulier chez les étudiants (je n'ai pas beaucoup trainé au Black Market d'Adjamé pour avoir la version hardcore de cette langue). J’ai le souvenir d’une langue très dynamique, drôle, physique dans le sens où de nombreux locuteurs associait au parler une gestuelle propre. C’était un kiffe monumental de voir certaines discussions en nouchi avec des expressions inaccessibles pour un Congolais de passage mais dont on pouvait capter les énergies, l'intention. En écoutant les incontournables du zouglou*, on finissait par étendre son vocabulaire dans le domaine.
Je me suis longtemps demandé pourquoi la littérature ivoirienne ne s’emparait pas de cette langue qui en dit long sur une frange de la population de ce pays. La première démarche significative que j'ai identifiée, s’employant dans ce domaine, est le roman de Yaya Diomandé : Abobo Marley, lauréat de la première édition du Prix RFI Voix d’Afriques. Je pense encore à Asya Djoulaït une jeune enseignante française, avec son roman Noire précieuse,  qui avait découvert cette langue dans un maquis ivoirien du côté du quartier Château d'eau de Paris. Je vous conte fleurette sur le sujet de cette langue, mais quel rapport avec la poésie de Henri-Michel Yéré, me diriez-vous ? Il a écrit un ouvrage en deux langues. Chaque page en écrite en nouchi a droit une traduction ou plus exactement une retranscription en français. D’ailleurs dans quelle langue l’écrivain ivoirien a-t-il réellement pensé son texte ? Difficile à dire. J’ai le sentiment qu'il a vraiment joué entre les deux langues et que certains épisodes proviennent d'une construction en français et d'autres du nouchi. J’ai vraiment eu l’impression d’un réel jeu de l’esprit de mon point de vue. Dans une interview qu’Henri Michel a bien voulu participer dans le cadre de mon podcast, il parle d’une mise en tension des deux langues par ce dispositif. Il n’a pas tort.
Comment lire ce recueil de poésie  bilingue ? Chacun aura sa méthode. J’ai tenté de le lire de manière linéaire et je me suis rendu compte que cela ne me convenait pas d’alterner les mêmes poèmes du français au nouchi en première lecture. J’ai pris le parti de lire toutes les séquences du discours de Polo en français d’abord, afin de savourer la poésie de Yéré en français et parfaitement saisir l’histoire de Polo. Je dois dire que j’ai aimé cette écriture. En sachant que je pars de quelque part avec le poète. Le propos est très élaboré sans être hermétique. Loin de là. On saisit le rejet fondateur dont a fait l’objet Polo. Le refus du père. Le propos en nouchi donne une toute autre saveur au texte. On parle de la même chose, mais les images convoquées par les deux langues ne sont pas les mêmes.
« Mon tchapali s’est debout le jour où le Vieux a parlé que c’est pas lui, alors que je commençais à grouiller dans le ventre de la Vieille »  comprenez : « J’ai commencé à parler le jour où mon père a dit qu’il n’était pas mon père, alors que ma mère sentait la vie poindre en son sein » (p16, 17)
Sur le fond, la séquence ci-dessus ne résume-t-elle pas d’où part toute bonne littérature ? De la douleur, de la violence, de la rage ? La parole commence là. Celle de Polo en tout cas. Plus loin, il dit : 
«  A ceux qui prétendent que je ne parle pas français : je veux dire que ma parole démolit les murs. »
On dit de moi que je suis conciliant, que je cache mon réel point de vue sur un texte. Je ne sais pas. Le travail d’un artiste doit être respecté. Je préfère donc exprimer des réserves qu’un bon lecteur saura  identifier. Ici, je suis face à un texte que j’ai aimé parce qu’il sonne juste, la musique est bonne, l’interprétation ne laisse place à quasiment aucun déchet de mon point de vue. Et Yéré a raison. En s’emparant de la langue de Polo, il est au plus près de sa douleur. Henri Michel Yéré est sensible. Il sait parler. Il sait faire entendre le cri d’un autre. A bas le nombrilisme écoeurant de notre époque puante de narcissisme. Le choix d'être le porte-voix d’autres hères me touchera toujours. Et il suscite, il génère des questions. Il dérange. La parole de Polo a le pouvoir de faire exploser les murs de mépris et de rejet. Le nouchi lui-même dans son essence, par sa naissance a été pris de haut par l’élite ivoirienne. La langue des loubards d’Adjamé a elle-même souffert du mal-être  de certains face au dynamisme qu’elle opposait aux institutions.
Dans le fond, Yéré pose la question sur la nature de la voix pour dire l’Afrique d’aujourd’hui et celle qui vient. Comment ne pas penser que sa voix aurait été tout autre si le nouchi ne faisait pas partie du projet ?
Les propos de Demain sont tout aussi intéressantsDemain. Quel avenir ? Cette question, le guinéen Hakim Bah la posait déjà dans son recueil de nouvelles Tâchetures (éd. Ganndal). Un livre aussi synthétique que celui de Yéré. Mais dense dans son message. Que ce soit la jeunesse réprimée de Conakry par Dadis Camara ou Alpha Condé. Que ce soit celle des bidonvilles d’Abidjan dans le fond le sujet est le même. L’abandon, la maltraitance, l’absence de perspectives et par conséquent le désir d’évasion ou de prendre le pouvoir pour mieux saisir les équations à résoudre. Tout cela peut être une extrapolation du dialogue entre Polo et Demain, incarnation de l'avenir et de la possibilité de se projeter. Demain est une personne. Et il y a quelque chose de théâtral dans ce dialogue avec Demain. Le texte offre plusieurs lectures. Libre à moi de prendre des orientations simples ou simplistes.
«  Toi on t’appelle Devant-là tu tchapas on est des petits de Diallo, des fustiges de notas et de boys,  des petites Tinas de Poy
tu penses que nos gbayements c’est pour chiens ? »  (p.58, éd. en-bas)

Il y a tellement à dire sur ce livre. Je dois cependant m’arrêter là. Vous aurez compris que ce livre est original, que le projet d’Henri Michel Yéré est ambitieux et qu’il ne se cantonne pas au fait de mettre en tension deux langues pour reprendre son expression et de classer juste le nouchi dans la poésie moderne. Il nous parle 
Henri Michel Yéré, Polo kouman, Polo parleEditions d'en-bas, 2023, 79 pages

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