Déserter, de Mathias Enard (éd. Actes Sud)

L’histoire est-elle une célébration ? Il suffirait de trouver une date, un bateau, et de rendre hommage. L’occasion est trop belle, en ce jour de septembre 2001 pour évoquer, près du lac de Wannsee, la mémoire d’un mathématicien génial que même la chute du mur de Berlin n’a pas fait changer de domicile, qui comptait les étoiles dans les nuits de Buchenwald à la recherche de nombres premiers jumeaux. Buchenwald, pour lui, Paul Heudeber,  c’est toujours l’Ettersberg où poussaient le chêne de Goethe et la mémoire de Schiller. Et c’est le camp de concentration où il compte les morts. Ainsi tout, dans ce livre et dans l’histoire, est à la fois beauté et horreur, subtilité des sciences et barbarie des massacres, depuis la nuit des temps, par exemple quand le savant persan du XIIIe siècle, Nasiruddin Tusi, participait à la destruction de Bagdad par les armées mongoles, où la victoire fut couronnée de pyramides de têtes… Mais ce n’est pas seulement dans les affrontements armés que ces luttes se perpétuent, c’est aussi dans les relations entre hommes et femmes, dans l’intimité d’une montagne qu’un déserteur voudrait franchir pour passer la frontière qui le séparera de l’enfance et des horreurs des guerres de voisinage plus proches de nous. Même le ciel s’en mêle, et l’orage et les incendies. En ce jour de septembre 2001, il n’y aura pas de célébration. Les tours jumelles sont percutées et s’écrasent dans un nuage de poussière sur les écrans du monde.

Et Irina se souvient que son père, Paul Heudeber, dont tous les engagements politiques semblent avoir été vaincus, disait que « les mathématiques étaient l’autre nom de l’espoir ».