Dimitri Kantcheloff a invité toutes les célébrités de l’époque et on s’y croit. Le style est nerveux, limite exalté, en tout cas exaltant. On me sait portée sur l’exagération mais c’est pour accompagner mon enthousiasme et vous pouvez me croire. Il y a-je n’oserais dire du best-seller- mais à coup sûr un grand succès à venir avec cette Vie et mort de Vernon Sullivan.En paraphrasant l'auteur (p. 27) j'ajouterai : On ne parle pas encore de buzz mais l’idée est déjà là. Je me méfie cependant de ce qu’on penserait de moi, en espérant que personne n’a une aussi mauvaise opinion des critiques que celle de Vian qui leur reprochaient d’être des veaux (p. 213)Je parlai plus haut de Boris comme si c'était une évidence. Vous aurez compris qu’il s’agit de Boris Vian (1920-1959) dont le pseudo le plus célèbre a donné l’idée du titre. En référence au scandale Sullivan (p. 86) qui constitue la trame du roman :
Je vais te le faire, moi, ton best-seller ! Et sûr de son coup, il parie qu’il peut boucler ça en dix jours.On sait Boris loufoque et un peu porté sur l’exagération. Ce n’est pas la première fois qu’il s’emballe. Mais son idée n’a rien d’un gag, jure-t-il. Il a même une vision assez précise de ce qu’il conviendrait de faire.Il suffirait d’inventer de toutes pièces un auteur américain à scandale. Noir et alcoolique de préférence. Et victime de la censure de son pays, bien sûr.Aux fins de parfaire le subterfuge et de ne négliger ni l’absurde ni l’ironie de la manœuvre, Boris, dans un sourire, propose même d’endosser le rôle de traducteur.On se serre la main, s’embrasse ; on n’ira pas jusqu’à ouvrir le champagne, il n’est que 10h30. Mais le pari est lancé.Le roman de Dimitri Kantcheloff a aussi l’intérêt de nous permettre d’imaginer cette époque, à la fois proche (c’est celle de nos parents, admettons grands-parents pour les plus jeunes lecteurs). De comprendre comment elle était régie par des codes totalement différents des nôtres, imposés non pas par Internet et les réseaux sociaux mais muselés par le Cartel d’Action Sociale et Morale (p 68).L’emploi du présent rend le récit actuel et vivant. Beaucoup de phrases sont à la première personne du pluriel, incluant ainsi le lecteur. Le style est très engageant, avec des formulations comme Et voilà justement que se présente à nous …Tout en étant très sérieux l’auteur insuffle de la légèreté. Par exemple il commence le dernier chapitre par la formule Finissons-en (…) On pourrait continuer un moment, comme ça, à se balader dans sa vie, mais voilà, Boris vient de … etc.Sans chercher à tropdivulgacher (p. 123) le contenu du livre, je dirai qu’on aura traversé Paris et ses mythiques cafés. On aura rencontré les zazous et les existentialistes. On aura pris le temps de farnienter sur la plage d’un Saint-Jean-de-Monts encore sauvage en cette première année d’après-guerre. On aura vu de belles femmes en bikini sans que le nom ne soit mentionné (p. 31). On aura joué au foot ou on aura fait un bœuf. On aura dégusté un Chignin Bergeron (p. 79) et appris que Vian aimait les tartines beurrées de sucre de raisin (p. 100).Mais surtout on aura regardé Boris gratter "à la plume, sur de simples feuillets A4 à petits carreaux" (p. 36) et on aura compris ce que représente la création pour un être comme Vian. On lui doit énormément. L’auteur souligne son influence décisive sur le parcours de ce jeune chanteur nommé Lucien Ginsburg, sans compter Henri Salvador et Michel Legrand (p. 160).Sa personnalité est complexe. On croit le connaitre mais qui est-il ? Dimitri Kantcheloff pose la question a bon escient (p. 97) : L’ingénieur, le romancier, le chroniqueur, le poète, le nouvelliste, le peintre, le trompettiste, l’amant, le mari, le père, le fils, le pasticheur ou bien l’auteur américain reclus dans le secret ? Et comment s’y retrouver dans ses pseudos ? J’ignorais qu’il en avait tant en découvrant une liste de dix-sept noms.Je mentionnerai pour ma part son état de santé, physique évidemment, qui ne lui permettait pas de poursuivre indéfiniment le rythme qu’il imposait à son corps, mais également psychique car il avait pour le moins des tendances paranoïaques, ou peut-être schizophréniques qui expliquerait toutes les facettes de sa personnalité. Rien d’étonnant à ce qu’il soit perturbé par des angoisses et des insomnies … ce qui n’arrangeait rien.Pour l’heure, le mourant a encore quelques années à brûler. On est en 1947. Il décédera en 1959 à 39 ans … seulement est-on tenté de souligner. Il aura entretemps vécu à plein régime. On a le sentiment de le quitter prématurément. Il aurait pu faire tellement plus avec une autrehygiène de viecomme on dit maintenant.En postface, l’auteur précise que ce roman biographique ne prétend pas à l’exactitude historique. Et l’invention y tient une place importante. Il s’est appuyé sur des ouvrages dont il donne la liste. Et J’ai pensé àMourir avant que d’apparaître, qui lui non plus n’est pas une biographie totalement exacte de Jean Genet, et tout autant réussie.Vie et mort de Vernon Sullivan de Dimitri Kantcheloff, éditions FinitudeLivre photographié dans la chambre Tante Agathe de l’Hôtel Auberge des Remparts à Laval (53)