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3 Les figure come fratelli : autres cas

Publié le 18 décembre 2023 par Albrecht

Article précédent : 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations

Ce troisième article parcourt d’autres cas particuliers et les replace dans la chronologie d’ensemble.

Le cas des archers

archers 1100-90 Chiesa di San Lorenzo in Palatio ad Sancta Sanctorum, Roma fototeca zeriAnonyme, 1100-90, Chiesa di San Lorenzo in Palatio ad Sancta Sanctorum, Rome (fototeca Zeri) archers 1366 Saint Sébastien Nelli Pietro chiesa San Lorenzo Signa beniculturali.itPietro Nelli, 1366, chiesa San Lorenzo, Signa (photo beniculturali.it)

Martyre de Saint Sébastien

Dès la période romane, des artistes italien ont adopté la composition où Saint Sébastien se trouve au centre, avec les archers au premier plan. Pour que tous puissent tendre la corde de la main droite, la plus puissante, la solution évidente consiste à montrer de dos ceux qui se trouvent à droite.


archers 1370-75 Giovanni del Biondo Florenz, Museo dell'Opera del DuomoGiovanni del Biondo, 1380-90, Museo dell’Opera del Duomo, Florence archers Pietro di Miniato, 1390-99, fresque chiesa sant ambrogio florence fototeca zeriPietro di Miniato, 1390-99, Chiesa sant Ambrogio, Florence (fototeca Zeri)

Cette composition simple permet en outre de séparer les deux groupes d’archers par une figure d’intérêt, l’officier ou le donateur. Elle se multiplie à Florence à la fin du 14ème siècle, jusqu’à l’éclipse que nous avons observée chez Fra Angelico, en 1440 (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités ): comme si, trop usée, la formule attendait un renouvellement.

Benozzo Gozzoli Saint Sebastien 1464, fresque San Giminiano Duomo
Martyre de Saint Sébastien
Benozzo Gozzoli, 1464, Duomo de San Giminiano

Benozzo Gozzoli revient au recto-verso, mais fait varier le nombre d’archers : trois à gauche et un seul à droite, derrière l’officier : il oppose ainsi le monde terrestre, désordonné et violent, au monde céleste, entre la tête auréolée du Saint et Dieu le Père, où règne une symétrie strictement hiératique.

archers-1475-Antonio_Pollaiuolo-Martyre-de-saint-sebastien nationalgalleryMartyre de Saint Sébastien
Antonio Pollaiuolo, 1475, National Gallery

Pollaiuolo innove à nouveau avec cette vue plongeante, qui permet de placer les archers sur deux niveaux, dans une composition pyramidale très étudiée :

  • les deux habituels archers latéraux deviennent de véritables figure come fratelli, qui s’apparient par l’inversion des couleurs vert et bleu ;
  • au centre s’ajoute un second couple de figure come fratelli, les deux arbalétriers qui se penchent recto verso pour retendre leur arme, morceau de bravoure qui promeut manifestement ses compétences de sculpteur :

« Prises ensemble, deux ou plusieurs de ces formes donnent corps à une réalité équivalente à la sculpture. Cela était vrai d’un point de vue théorique mais aussi d’un point de vue simple et pratique. On a déjà noté que des modèles tridimensionnels ont probablement été nécessaires pour dessiner les deux archers chargeant leurs arbalètes dans Saint-Sébastien de Pollaiuolo, et la sculpture a en effet joué un rôle essentiel dans les débuts de la symétrie tridimensionnelle. » ([1], p 64)

L’intention de montrer la maîtrise du volume se voit encore dans les deux couples de cavaliers à l’arrière-plan, vus de face et vus de dos.

Les deux soldats placés derrière le saint et près du centre, un arbalétrier et un archer, peuvent quant à eux tirer en vue de face, avec des gestes parallèles.

Le retable apparaît donc comme un compendium des cas d’emploi des figure come fratelli :

  • obligé pour les archers situés en avant de la cible ;
  • superflu pour ceux situés en arrière ;
  • avantageux pour promouvoir la double compétence du peintre et du sculpteur.

archers 1498 Signorelli Città di Castello, Pinacothèque MunicipaleMartyre de Saint Sébastien
Signorelli, 1498, Pinacothèque Municipale, Città di Castello

Vingt ans après Pollaiuolo, cette toile en prend le contrepieds en remplaçant la vue plongeante par une contreplongée, qui développe à droite une sorte d’anamnèse : depuis les trois arbalétriers, par la rue d’une ville contemporaine, jusqu’au cirque antique et, tout en haut, au Créateur.


archers 1498 Signorelli Città di Castello, Pinacothèque Municipale schema
Réciproquement, on descend à gauche de l’époque romaine (2) aux temps modernes (3), en passant par l’arc de triomphe et les deux archers nus.

Signorelli a remplacé la symétrie trop apparente des figure come fratelli de Pollauiolo par une construction purement intellectuelle, qui explique comment le Saint antique vient se faire martyriser par les hommes d’aujourd’hui, puis retourne à l’Eternité du Père.


archers 1471–81 Michael Pacher, La Tentative de lapidation du Christ,St._Wolfgang_kath._PfarrkircheLa Tentative de lapidation du Christ
Michael Pacher, 1471–81, Pfarrkirche, St. Wolfgang

Michel Pacher combine ici deux effets spatiaux : celui des figure come fratelli et celui de la diminution des tailles imposé par la perspective centrale : deux innovations italiennes que Pacher avait ramenées dans le Nord [23]. Les deux lanceurs accroupis rappellent les deux arbalétriers de Pollaiulo, mais dans une intention différente, que l’on pourrait qualifier de pré-cinématographique :
archers 1471–81 Michael Pacher, La Tentative de lapidation du Christ,St._Wolfgang_kath._Pfarrkirche schemaEn regardant les six porteurs de pierre comme la décomposition d’un seul mouvement, on peut les voir successivement se baisser pour la ramasser et se redresser pour la lancer.

Le but est d’insiter sur la multiplicité des pierres, qui est au coeur de cet épisode rarement représenté :

En ce temps-là, de nouveau, des Juifs prient des pierres pour lapider Jésus. Celui-ci reprit la parole : « J’ai multiplié sous vos yeux les œuvres bonnes qui viennent du Père. Pour laquelle de ces œuvres voulez-vous me lapider ? Jean 10, 31

Canavisio 1485-90 chapelle St Sebastien St Etienne de TineeGiovanni Canavisio, 1485-90, chapelle St Sébastien, St Etienne de Tinée

Très influencé par l’art germanique, cet artiste italien superpose, à la scène de la bastonnade, celle de la sagittation de saint Sébastien. Les figure come fratelli s’inversent d’un registre à l’autre (la vue de dos devenant une vue de face et réciproquement), de manière parfaitement délibérée.

archers 1505 Pietro_Perugino San Sabastiano PanicaleMartyre de Saint Sébastien
Le Pérugin, 1505, Panicale

Le Pérugin prend la structure en deux registres de Gozzoli, devenue habituelle en Italie :

  • le céleste obéissant à la symétrie hiératique ;
  • le terrestre sous l’emprise de la variété :
    • couple d’archers recto verso,
    • couple mixte arbalétrier-archer,
    • vêtements d’époque et antiques ;
    • décomposition didactique du mouvement (avant et après le tir).

archers 1512 Galatea_Raphael FarnesineFresque de Galatée, Raphaël, 1512, Farnésine

L’année même où Michel-Ange termine son Dieu tourbillonnant au plafond de la Sixtine (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités), Raphaël réplique avec ce trio d’angelots, en approche tournante au dessus de Galatée. La sempiternelle contrainte du recto-verso pour les archers est ici intégrée et dépassée, dans un dynamisme gracieux.

archers 1545 Combat de Raison et Amour Salamanca d'apres Bandinelli RijksmuseumCombat de Raison et Amour
A. de Salamanca d’après Baccio Bandinelli, Rome, 1545, Rijksmuseum

La vieille formule se trouve ici reprise au centre d’une allégorie néo-platonicienne, expliquée par les distiques en latin : Apollon (« la divine Raison ») affronte Cupidon (« la répugnante Concupiscence humaine« ), sous l’arbitrage de la « généreuse Intellligence » [24]. La Raison semble mal barrée, puisqu’elle a déjà tiré alors que Cupidon a encore sa flèche, plus les deux que Vénus lui tend et celles que forge Vulcain.

L’intérêt est que les figure come fratelli sont ici exploitées dans une optique morale, la vue de face signifiant le positif et la vue de dos le négatif.

archers 1535–1540 Simon_Bening_(Flemish_-_The_Martyrdom_of_Saint_Sebastian_METMartyre de Saint Sébastien
Simon Bening, 1535–40, MET

Simon Beining en revanche applique mécaniquement le procédé , sans variété ni dynamisme.


Le cas des lutteurs

Pour tenir leur épée de la main droite, ils sont soumis à la même contrainte que les archers. Cependant, l’absence de cible centrale en fait un cas limite des figure come fratelli.

Les lutteurs de Pollaiuolo

combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina inverseeCombat de dix guerriers nus
Antonio Pollaiuolo, 1470-95, Albertina, Vienne

C’est encore Pollaiuolo qui, en tant que sculpteur, explore le premier la question (pour une analyse détaillée de ce combat, voir ZZZ).

« Léonard a écrit que deux points de vue diamétralement opposés suffisaient pour rendre compte de l’ensemble d’une sculpture ; ces points de vue se rencontrant – idéalement parlant – sur leur contour identique. Le peintre, en montrant ce contour deux fois, montrait tout ce que la sculpture était capable de montrer et ce, simultanément – un effet que la sculpture ne pouvait espérer égaler… Il convient également de noter que l’accent mis sur le contour… est parfaitement cohérent avec la pratique ancienne et encore vivante du dessin et le puttoinversé. » ( [1], p 65)


combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 1
Les deux guerriers centraux, qui se tiennent par une chaîne unique, ont ici pratiquement le même contour.

Les lutteurs de Zoppo

Personne ne sait s’il y a une logique d’ensemble parmi les cinquante dessins sur velin de l’album Rosebery, que ce soit dans l’ancienne numérotation (1er chiffre) ou l’actuelle (second chiffre). Toujours est-il que le thème de la lutte, en particulier entre puttis, y revient de manière très obsessionnelle.

combat 1465-1474 A07 N19 marco zoppo two putti fighting British MuseumN° 7-19 combat 1465-1474 A09 N03 marco zoppo puttis fighting British MuseumN° 9-3 combat 1465-1474 A15 N11 marco zoppo putti falling British MuseumN° 15-11

Combat de six puttis, Album de Marco Zoppo, 1465-74, British Museum

Ces trois dessins de combats de rue sont composés de la même manière :

  • à l’arrière-plan un couple statique vu de face monte la garde, avec des armes variées (bouclier/lance, massue/rien, lance/lance) ;
  • en bas deux porteurs habillés et armés d’un gourdin :
  • en haut deux enfants plus petits, nus sauf le ruban qui serpente ou forme cercle, armés d’un gourdin et d’un bouclier.

Lus dans l’ancienne numérotation, ces trois dessins, quoique non consécutifs, semblent illustrer trois phases de la rencontre :

  • le défi , où les quatre lutteurs tiennent leur arme en main, ce qui impose leur disposition en figure come fratelli ;
  • la mêlée, où ils ont lâché leur arme et s’empoignent par les cheveux ;
  • la victoire, où l’un des couples se renverse sur l’autre.


combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo putti fighting British Museum detail
Chaque dessin contient un détail égrillard (gourdin phallique, main baladeuse, bouche bée) qui ne laisse guère de doute sur l’orientation érotique de la série. Tous ces lutteurs sont à la fois des petits Hercules et des puttis à ruban (autrement dit des figures pédérastiques, voir plus haut la lectue de Wind). La formule suggestive du petit garçon nu enfourchant un grand garçon habillé devait être suffisamment excitante pour mériter la répétition.

combat 1465-1474 A18 N24 marco zoppo two centaurs fighting British MuseumCombat de deux centaures, N° 18-24
Album de Marco Zoppo, 1465-74, British Museum

Magnifique figure come fratelli pour ces deux centaures, armés l’un d’un gourdin, l’autre d’une pique. Appliquée à la partie cheval, elle permet de mettre au premier plan une croupe fessue et boursue, hypertrophie des reins et fantasme de la même farine. Les carquois, en l’absence d’arc, indiquent que la phase courtoise du combat amoureux est terminée : nous en sommes au corps à corps. Les deux animaux antagonistes, cerf et chien, proie et chasseur, sauvage et domestique, sont probablement, dans cette métaphore, une allusion qui nous échappe aujourd’hui.

combat 1465-1474 A20 N20 marco zoppo two fighters British Museum
Deux lutteurs, N° 20-20

La prise debout est une raison, autre que l’arme tenue à main droite, de justifier la figure come fratelli : les deux lutteurs sont pratiquement identiques (mis à part un bas qui manque). A l’arrière-plan, deux gentilhommes bien habillés (l’un à la moderne, l’autre à l’antique), mettent en valeur leur dague et leur pique, sous une tour triomphale. Ils lorgnent un autre couple composé d’un chauve en toge, d’âge mur, qui protège derrière lui un jeune éphèbe chevelu : peut être l’enjeu du combat.

combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo four putti fighting British Museum

Combat de quatre puttis, N°26-9

L’album se termine (dans l’ancienne numérotation) avec une composition qui est substantiellement la même, sinon que les deux lutteurs ont été remplacés par quatre puttis ailés.


combat 1465-1474 A26 N09 marco zoppo four putti fighting British Museum detail
Le jeune homme de l’arrière plan, entre les deux gentilhommes vêtus à l’antique et à la moderne, est probablement l’enjeu du combat.
Pour un autre dessin très clairement homosexuel de l’album, voir 1-3a Couples germaniques atypiques.

Les lutteurs de Van Heemskerck

Ici les figure come fratelli sont utilisées pour leur caractère didactique : montrer le même geste sous deux angles.

combat Maarten van Heemskerck 1552 serie Fencers and Wrestlers Cod.I.6.2o.5 fol 43vfol 43v combat Maarten van Heemskerck 1552 serie Fencers and Wrestlers Cod.I.6.2o.5 fol 44rfol 44r

Maarten van Heemskerck, 1552, série Fencers and Wrestlerse, Cod.I.6.2o.5

Ces deux poses ouvrent une série de quatre consacrées au combat à l’épée longue. On voit ici l’ouverture puis la première parade du combat, entre deux adversaires facilement identifiables : un jeune imberbe et aux cheveux ras, un vieux barbu et chevelu.

L’amusant est que, malgré l’effet de continuité recherché, un faux raccord crève les yeux : le cache-sexe change de propriétaire d’une image à l’autre. Ce détail montre le caractère purement conventionnel de l’accessoire : un peu comme une zone qui se superpose à l’image, mais dont tout le monde comprend qu’elle n’en fait pas partie.


En aparté : Hercule, de Pollaiulo à Dürer

Je résume ici une des plus tonitruantes interprétations de Panofsky en 1930 [25], suivie de sa réfutation par E.Wind en 1939 [25a], bien moins connue mais qui est un régal de finesse et d’érudition. Suivie encore par une réplique cinglante de Panofsky en 1945 [26].

Un Hercule perdu de Pollauiolo

flagellation 1495 Durer -rape-of-the-sabine-women-1495 Musée Bonnat, BayonneLe Rapt des Sabines
Dürer, 1495, Musée Bonnat, Bayonne

Selon Panofsky ( [26a], p 245), Dürer a recopié ici un dessin perdu de Pollauiolo, lequel aurait quant à lui eu sous les yeux une statue antique d’Hercule soulevant le sanglier d’Erymante (voir ZZZ Dürer nu de dos). Outre le fait que les références antiques fournies ne sont guère convaincantes, il est absurde de penser que le recto-verso provienne ici de la copie d’une statue : puisque les deux femmes ont des poses complètement différentes, et que le porteur fléchit tantôt la jambe gauche, tantôt la droite : comme si l’un était l’image de l’autre dans un miroir.


flagellation 1495 Durer -rape-of-the-sabine-women-1495 Musée Bonnat, Bayonne schema
Summers ([1], p 66), qui a remarqué cette impossibilité, pense que le dessin a été construit en translatant (plutôt qu’en inversant) le contour : ce qui n’est pas exactement le cas (en bleu).

La raison d’être de ces fausses figure come fratelli me semble être un double jeu sur le recto-verso, à visée anatomique et possiblement érotique : l’homme dont le sexe est caché porte une femme qui montre le sien, et réciproquement.

Hercule à la croisée des chemins (Panofsky)

flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGAHercule, dit Hercule à la croisée des chemins
Dürer, 1498-999, NGA

On sait, par le journal de voyages de Dürer, que celui-ci appelait cette gravure « mon Hercule », bien qu’elle ne corresponde à aucun épisode connu de la mythologie. Panofsky a imposé depuis 1930 son interprétation : le Choix d’Hercule entre le Vice – la femme nue dans les bras d’un faune – et la Vertu qui la combat.

Concertation virtutus cum voluptate Sebastien Brandt La nef des Fous Geoffroy de Marbet Paris 1498 fol 130vLe combat de la Vertu contre la Volupté (Concertatio virtutus cum voluptate) ou le Songe d’Hercule
Sébastien Brandt, La nef des Fous La nef des Fous (Stultifera navis) Bâle, 1498, vue 264, BNF Gallica

Or le plus souvent, le sujet est traité de manière symétrique : le héros entre les deux femmes et deux chemins, l’un facile et l’autre rocailleux. Panofsky passe sous silence le fait qu’ici Hercule n’est pas équidistant des deux, mais en plein du côté du Vice. Et que si le paysage est moralisé, il l’est à rebours : la « forteresse de la Vertu » est côté Vice et la vallée plaisante côté Vertu.


flagellation 1495 Durer abduction-of-a-woman-rape-of-the-sabine-women-1495 schema
On a depuis longtemps remarqué que la gravure est un patchwork :

  • Hercule reprend presque à l’identique l’homme vu de dos du dessin perdu de Polllaiuolo, sauf la jambe fléchie ;
  • la Vertu est une des deux bacchantes de la gravure perdue de Mantegna, ici coiffée d’un voile pudique ;
  • de même le putto effrayé, ceinturé d’un ruban, est celui de la gravure d’Orphée, avec en plus un oiseau dans une main ;
  • le Vice reprend un groupe de divinités marines d’une autre gravure de Mantegna, la femme étant désormais affublée de tresses voluptueuses.

Hercule gallicus (Wind)

Tandis que l’interprétation binaire de Panofsky s’avale en deux coups de cuillère, l’interprétation subtile et bien plus complète de Wind nécessite d’être dégustée à petites bouchées. L’analyse se focalise sur trois détails passés sous silence par Panosfky : la forme étrange de la massue, le casque très original d’Hercule, et la présence du putto.


flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGA detail mains
Wind remarque que Dürer a conservé très exactement le geste des mains de l’Enlèvement des Sabines, totalement inadapté pour tenir fermement la massue, qui est ici, bizarrement, le tronc arraché d’un arbuste. Il faut, selon Wind, lire le geste symboliquement : les doigts ouverts et les racines serpentines évoquent la multiplicité des Vices, le poing fermé et le tronc droit l’unicité de la Vertu. L’horizontalité du bâton et la stabilité des deux jambes montrent qu’Hercule essaie, par ses paroles (il a la bouche ouverte) d’établir une concorde entre le Vice et la Vertu.

Dans une analyse comparative impossible à résumer, Wind explique la présence du coq sur le casque par une fusion, d’actualité à l’époque, entre Mercure (avec son caducée) et Hercule (avec sa massue) en un « Hercule gallicus », qui est une figure de l’Eloquence.

Je rajouterai ici un détail que Wind a oublié, mais qui va dans son sens : les deux personnages masculins portent l’un un symbole de l’Eloquence (le coq), l’autre de la Stupidité (la mâchoire d’âne).


flagellation 1498-99 Albrecht_Dürer_-_Hercules NGA detail enfant
Pour Wind, le putto effrayé a dans la gravure d’Hercule la même signification que dans le dessin d’Orphée (car selon certaines traditions l’un était aussi pédéraste que l’autre), aggravée par la symbolique sexuelle du petit oiseau (voir L’oiseau licencieux) : le putto nous montre ce que les fesses d’Hercule nous cachent.

Les deux oeuvres, Orphée et Hercule, moqueraient la dérive de l’orphisme, inauguré quinze ans plus tôt par les oeuvres de Politien et de Pic de la Mirandole, en une mode intellectuelle prétendant viser la Pureté et ignorer les Passions. Ici Hercule, en rêvant d’équilibrer la Pureté vertueuse et la Passion amoureuse, se retrouve sans l’une ni l’autre :

« La dépravation, selon Dürer, se cache sous les nobles rêveries du nouvel Orphée, comme sous les artifices oratoires de l’Hercule gaulois. S’il est un champion ambigu de la Pureté, c’est parce ses propres pulsions amoureuses diffèrent des instincts des hommes normaux. Tandis qu’il s’attaque avec une indignation morale à une Passion qu’il ne connaît pas, il tente de conjurer les coups d’une Vertu qu’il n’est pas capable de suivre. » ([25a], p 216)

La réplique de Panofsky

En 1945, Panofsky s’élève vigoureusement contre Wind, sans le nommer ([26], p 74). Pour sauver l’interprétation moralisée, il dénue au putto toute signification pédérastique : c’est simplement l’enfant du couple, effrayé par la bagarre. La couronne de lauriers ne récompense pas l’éloquence supposée d’Hercule, mais sert seulement de contraste avec la couronne de feuille de vigne du Dieu marin. Quant au coq, il ne fait nullement référence à Hercule gallicus :

flagellation Durer 1496-98 Apocalypse Le Dragon à sept têtes et la Bête aux cornes de bélier detailApocalypse, Le Dragon à sept têtes et la Bête aux cornes de bélier (détail)
Dürer 1496-98

Dans cette gravure de la même époque, Dürer coiffe un soldat du même type de casque. Or le coq blanc, dans les bestiaires du Moyen-Age, était le seul animal que le lion craignait. Le casque dans l’Apocalypse s’explique par la patte de lion de la Bête, juste au dessus ; celui d’Hercule par une allusion au tout premier travail qui va suivre l’épisode du Choix, à savoir le Lion de Némée. Ce qui explique également (mais Panofsky n’y pense pas) l’absence de la massue, qui d’après Apollodore l’Athénien sera coupée par Hercule dans les bois de Némée, donc après le Choix.

En synthèse

Pour ma part, je trouvent que ces remarques judicieuses complètent l’interprétation de Wind plutôt qu’elles ne la réfutent : Dürer a pu vouloir à la fois évoquer l’Hercule Gallicus (pour son public cultivé) tout en respectant scrupuleusement, par l’absence de massue et la présence annonciatrice du coq, la chronologie des Travaux d’Hercule.



Le cas du Choix d’Hercule

Le principe du sujet est de conserver le suspense : la Vertu et le Vice sont presque toujours montrés de face, équidistants du héros, comme sur les plateaux d’une balance en équilibre, et rappelant d’ailleurs, par leur emplacement (la Vertu à main droite du héros), la structure des Jugements derniers. Cet effet de balance dans le plan du tableau se trouverait contrarié par l’effet de rotation, en dehors du plan du tableau, qu’impulsent les figure come fratelli. Ces cas sont donc très rares, et d’autant plus intéressants à étudier [27].

En Italie

Cristofano Robetta 1500-20 Le choix d'Hercule Florence BNF
Hercule entre la Vertu et le Vice,
Cristofano Robetta, 1500-20, Florence, BNF

Panofsky ([25], p 104) considère cette gravure comme un fatras maladroit, où le graveur a accumulé dans le désordre quatre amours en vol, les trois déesses du Jugement de Pâris, et le Choix d’Herule entre la Vertu – la femme vénusienne vue de face – et le Vice – la femme « asexuée » vue de dos.

Si en revanche on accepte l’évidence – à savoir que ce nu de dos est masculin – s’impose une interprétation inverse de celle du vertueux Panofsky, pour qui le nu de dos – la Vertu – « semble semble repousser de sa main droite la main de Voluptas qui se tend vers le jeune homme. » Bien au contraire, c’est la femme vue de face, la Vertu, qui intercepte la main du Vice, que le vue de dos et l’habituel putto à ruban désignent clairement comme un Pédéraste.

Les Amours en vol, selon moi, donnent la clé de lecture :

  • ceux au dessus des trois déesses désignent l’amour hétérosexuel (celui du Jugement de Pâris), auquel Hercule tourne le dos ;
  • ceux au dessus du couple, devant lequel Hercule se gratte la tête,  apportent chacun une couronne : c’est à Hercule de décider celui ou celle qu’il choisit (voire les deux).

Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples
Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples

Cette composition célèbre sera  très souvent reproduite (je laisse de côté les oeuvres qui en découlent). Carrache à eu l’idée de flanquer Hercule par des figure come fratelli, la Vertu habillée et vue de face, le Vice plutôt déshabillé et vu de dos. L’effet de rotation, ici, est bloqué par la posture statique des deux femmes, chacun désignant du bras, aux deux extrémités de la diagonale descendante, les récompenses promises :

  • au plus haut à gauche, Pégase, le cheval céleste, emblème de la famille Farnèse [29] ;
  • au plus bas à droite, les plaisirs du jeu, de la musique et de la comédie.

Cette invention, très admirée par les contemporains, a été décrite en détail par Bellori [30] : on sait ainsi que le personnage couronné de lauriers est un poète tout prêt à chanter la gloire d’Hercule, s’il suit la Vertu dans l’escalier. A l’autre extrémité de la diagonale montante, il n’y a rien qui ait retenu l’attention des commentateurs…

Voyez-vous quelque chose ?

Voir la réponse...

Hercule Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples detail vigne
La vigne grimpant autour d’un tronc évoque discrètement les plaisirs de la boisson et le serpent de la Chute.


Hercule Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples detail parazonium
Bellori désigne l’objet rare que tient la Vertu comme étant un parazonium, qui n’a pas été commenté alors qu’il est une des clés de la composition : par un ingénieux contrapposto, les deux mains gauches tiennent en parallèle, l’une vers le haut et l’autre vers le bas, le glaive honorifique et la massue herculéenne : comme s’il ne tenait qu’au héros de transformer l’une en l’autre.


Batoni Pompeo 1742 Hercule a la croisee des chemins Palais Pitti Florence1742, Palais Pitti, Florence Hercule Pompeo_batoni 1748 Hercules_at_the_crossroads Musee Lichtenstein Wien1748, Musée Lichtenstein, Vienne

Hercule entre la Vertu et le Vice, Pompeo Batoni

La première version est très inspirée de Carrache : pour la Vertu, même geste de l’index et même couleurs rouge et bleu ; pour le Vice, mêmes attributs des plaisirs. Mais ici celle-ci ne montre pas plus que la poitrine, et c’est la Vertu qui est vue de dos. L’effet figure come fratelli est moins sensible, du fait que seule la Vertu est debout. Ces recompositions par rapport à Carrache s’expliquent par des contraintes spécifiques, le tableau fonctionnant en pendant avec un Hercule au berceau (voir Les pendants rhétoriques de Batoni).

Dans la seconde version, autonome, Batoni a corrigé les détails scabreux : la poitrine trop nue ainsi que le mufle et la rose mal placés, juste à l’aplomb du pipeau.


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En Suisse

Hercule Cristoph Murer 1595 Le choix d'Hercule etude pour un vitrail Kunsthaus ZurichAux armes de la famille Hirzel, 1595, Kunsthaus, Zürich Hercule Cristoph Murer 1590-1606 Le choix d'Hercule etude pour un vitrail METAux armes de la famille Murer, 1590-1606, MET

Le choix d’Hercule (étude pour un vitrail), Cristoph Murer

Dans cette version germanique, on note l’influence de Sébastien Brandt (le Vertu tenant une quenouille, voir plus haut) et celle de la Melencolia de Dürer (les objets des Arts répandus autour d’elle). L’effet de rotation de l’ensemble est ici annulé par le fait que les deux figure come fratelli sont assises :

  • la Vertu, vue de dos, est habillée ;
  • le Vice, vu de face et la poitrine nue, tient une coupe et un luth ; dans la second version, elle se déshabille un peu plus et une table la masque, d’où le geste compliqué des bras.

Dans les deux versions, Hercule reluque la buveuse dénudée tout en tenant son gourdin du côté de la vertueuse lectrice, comme s’il entendait, plutôt que de choisir, profiter des charmes des deux femmes.

Hercule Cristoph Murer 1611-1614 Le choix d'HerculeLe choix d’Hercule, Cristoph Murer, 1611-14 [28].

Cette oeuvre terminale évite toute hésitation en supprimant le gourdin et en « dandyfiant » Hercule, qui apparaît ainsi comme choisissant plutôt d’être l’homme de peine, derrière sa main droite, que l’homme du monde, que sa main gauche ignore. Le symbolique des deux femmes est également améliorée, puisque la vertueuse montre son côté face et la vicieuse son côté pile, ce qui lui permet de passer en avant de la table tout en simplifiant le geste des bras.

On mesure ici le caractère pratique de la vue de dos, à la fois plus obscène et moralement verrouillée, puisque les « parties honteuses » sont invisibles (pour un dialogue d’époque sur ce sujet, voir Angélique se cache de Roger, de Billvert, dans A poil et en armure).


Christoph_Murer,_Design_for_a_Window_(Hunting_Scene),_1579,_NGA_52602Scène de chasse
Christoph Murer, 1579, NGA

Il est amusant de noter que le tout premier dessin précède d’un an la composition de Carrache, sans influence mutuelle possible : Murer a eu l’idée d’appliquer au Choix d’Hercule les figure come fratelli, pour une raison purement décorative, comme il l’avait déjà fait pour les deux piquiers latéraux de ce projet de vitrail

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Mis à part ces exemples (et les oeuvres qui découlent directement de la composition de Carrache), il n’y a guère d’autre cas de figure come fratelli autour d’Hercule….

Hercule Paul Rahilly 1999 sentinelsSentinelles, Paul Rahilly, 1999, collection privée

…sauf ce détournement malicieux où Hercule se réincarne en boeuf, entre la Vertu sous sa citadelle (nue, blonde et occidentale) et le Vice (habillé, brune et asiatique) avec ses attributs (les fleurs jaunes et les deux poires suggestivement disposées).


Synthèse chronologique

A l’issue de ces trois articles, il convient de replacer dans une chronologie d’ensemble les différents cas de figure que nous avons parcourus séparément.


Figure come fratelli chronologie schema 1Les périodes en bleu clair sont celles où la formule est attestée, en bleu sombre celles où elle disparaît.

Il existe des figure come fratelli dans l’Antiquité, dans les cas obligés des archers et des lutteurs, mais aussi dans d’autres scènes centrées telles que le bain ou la danse. Leur rareté rend peu probable une transmission directe : la première flagellation recto-verso apparaît à l’époque carolingienne, les archers recto-verso sont réinventés au 12ème siècle. A ces dates précoces, ces proto-figure come fratelli sont utilisés comme solution naturelle au problème de la main droite, mais aussi pour leur qualité graphique propre, sans qu’il soit pour autant question d’une rivalité avec la sculpture. On note au début du Quatrocento à Florence une courte éclipse de ces formule, notamment chez Fra Angelico, sans doute par aversion envers la vue de dos. La seule exception, pour les saints Côme et Damien, tient à une raison symbolique et au caractère gémellaire des deux saints.


Figure come fratelli chronologie schema 2
A la Renaissance, les premiers exemples de figure come fratelli inventés pour des raisons plastiques apparaissent chez Filippo Lippi dès 1437 : il s’agit à ce stade d’une variante de la symétrie hiératique. C’est seulement progressivement, avec une apothéose chez Raphaël et Michel-Ange, que la formule s’inscrit dans le débat sur le paragone.

Dans le cas particulier de la Flagellation en revanche, la formule traverse le temps et sera encore utilisée au XVIIème siècle, sous l’influence d’oeuvres célèbtes telle celle de Sebastiano del Piombo.

Pour les archers et les lutteurs, c’est essentiellement Pollauiolo, qui relance la formule vers 1470-75, la plaçant de fait dans la question du paragone, de par sa double qualité de peintre et de sculpteur.

La conclusion de Summers mérite donc d’être sérieusement nuancée :

La « figure come fratelli » s’élaborait comme un mode particulier d’embellissement pictural, ou comme un élément du débat sur le paragone ; d’une manière ou d’une autre, ces figures, visibles simultanément recto et verso, étaient des exemples de contrapposto, eux-mêmes un moyen majeur pour réaliser la varietà. ([1], p 68)

En fait les figure come fratelli préexistent largement, du moins dans les cas obligés de la Flagellation et des archers, au moment où certains novateurs, tels Filippo Lippi vers 1430, se sont préoccupé d’« embellir » la symétrie hiératique. C’est dans un second temps, à la suite de Pollaiulo, que la figure a pu s’imposer progressivement comme un même paragonien, culminant en popularité au tout début du XVIème siècle. Elle disparaît ensuite durant le maniérisme, dépassée par des formules plus mouvementées, et ne sera pratiquement plus utilisée par la suite.


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Références : [1] David Summers, « Figure come fratelli: A transformation of symmetry in Renaissance painting » ,The Art Quarterly 40 (1977), pages 59-88 [23] On pense que l’influence de Pollauiolo s’est exercée via un dessin perdu. Voir Nicolò Rasmo, Michael Pacher, 1971, p 144 [24] La gravure est analysée par E. Panofsky, « Studies in iconology; humanistic themes in the art of the Renaissance », 1962, p 149
https://archive.org/details/studiesiniconolo00pano/page/149/mode/1up?q=bandinelli [25] Erwin Panofsky, »Hercule à la croisée des chemins et autres matériaux figuratifs de l’Antiquité dans l’art plus récent« , trad. fr. D. Cohn 1999
« Hercules am Scheidewege und andere antike Bildstoffe in der neueren Kunst » 1930 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/panofsky1930/0196/image,info#col_text_ocr [25a] Edgar Wind « Hercules’ and ‘Orpheus’: Two Mock-Heroic Designs by Dürer » Journal of the Warburg Institute, Vol. 2, No. 3 (Jan., 1939), pp. 206-218 https://www.jstor.org/stable/750098 [26] Panosfsky, « The life and art of Albrecht Dürer », 1945
http://s3.amazonaws.com/arena-attachments/2204056/34d872b156869cdd93c4556909039d9e.pdf?1526887229 [26a] Erwin Panofsky, « Meaning in the visual arts: papers in and on art history »
https://archive.org/details/meaninginvisuala00pano/page/n342/mode/1up [27] Pour de nombreux exemples du Choix d’Hercule
https://www.ds.uzh.ch/wiki/Allegorieseminar/index.php?n=Main.HeraklesAmScheideweg
ainsi que le livre classique de Panofsky [25] [28] Cette gravure, réalisée par Murer pour illustrer une pièce qu’il écrivait, ne sera éditée qu’en 1522, huit ans après sa mort, dans un Livre d’emblèmes Voir « Dürer and Beyond: Central European Drawings, 1400–1700 », 2012, N°41, p 102-104 https://www.metmuseum.org/art/metpublications/Durer_and_Beyond_Central_European_Drawings_1400_1700 [29] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Choix_d%27Hercule [30] Giovanni Pietro Bellori « Le Vite de’ pittori, scultori ed architetti moderni » edition de 1728, p 10
https://books.google.fr/books?hl=fr&id=MJBZAAAAcAAJ&dq=bellori+%22Vite+dei%22&q=carracci#v=snippet&q=carracci&f=false

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