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Les dossiers X de Monsieur K.

Par Savatier

« L’affaire Kafka » de ce mois d’août aurait dû produire une tempête dans un verre d’eau, mais elle semble avoir plutôt soulevé une polémique dans les milieux universitaires. Tout ce bruit contraste avec l’atmosphère habituellement feutrée qui entoure l’auteur de la Métamorphose. De quoi s’agit-il ?

Un chercheur, James Hawes, qui vient de publier un livre, Excavating Kafka, aux très sérieuses éditions Quercus de Londres, y fait part d’une découverte inattendue. Il aurait exhumé par hasard à la British Librairy de Londres et à la Bodleian Librairy d’Oxford des documents « pornographiques » ayant appartenu à l’écrivain praguois. Il y est question notamment de « revues », Améthyste et Opales, dont les illustrations seraient « choquantes » : « Ce ne sont pas des cartes postales graveleuses envoyées depuis la plage, commente-t-il. C’est indubitablement du contenu pornographique, purement et simplement. Certaines sont assez sombres. C’est assez déplaisant. » (Article du Times du 2 août)

Qu’en est-il vraiment de ces images ? Un hérisson pratiquant une fellation, un Golem agrippant des seins de femmes, un nourrisson sortant d’une cuisse ou encore quelques étreintes saphiques. Hawes n’en dit pas plus. Si le descriptif est juste, il doit notamment s’agir de deux revues de Franz Blei – lequel édita en 1908 le premier texte de Kafka. L’une d’elles, Der Amethyst (Revue pour les arts et lettres bizarres), fut publiée par Stern à Vienne en 1906. Tirée à 800 exemplaires, elle contient des textes de Verlaine, Jules Laforgue, etc. et comporte 18 illustrations de Thomas Theodor Heine, Aubrey Beardsley, Alfred Kubin, Karl Hofer, Willy Geiger, Félicien Rops et Franz von Bayros. Ces artistes typiques du courant « fin de siècle », mondialement reconnus pour leurs œuvres souvent d’inspiration érotique, n’ont guère à voir avec cette « pure pornographie » annoncée, qui sent un peu trop son coup marketing ou bien s’inscrit dans le regain de puritanisme ambiant. Certes, certaines de leurs gravures traduisent un univers sombre se référant parfois au saphisme et à la zoophilie, mais il n’y a pas de quoi, si l’on peut dire, fouetter un chat… Cela dit, entretenir un parfum de souffre fait vendre.

Cet accouchement d’une cuisse incisée, par exemple, n’a rien de « porno » : il fait partie des illustrations des Satires de Juvénal, un chef d’œuvre de l’Art nouveau réalisé par Aubrey Beardsley qui collabora aussi à des éditions de luxe de Salomé d’Oscar Wilde et de Lysistrata d’Aristophane. Le Golem est sans doute dû à Kubin qui rencontra Kafka en 1911 et avait réalisé une suite de dessins pour illustrer Le Golem de Gustav Meyrink. Le projet ayant avorté, Kubin reprit ses travaux pour illustrer son propre roman, L’Autre côté. Son univers fait penser à celui d’Odilon Redon.

James Hawes laisse entendre qu’il aurait existé une conspiration du silence ourdie par les spécialistes de Kafka afin de préserver l’image – l’icône ! – pure et chaste de l’écrivain. Il faut reconnaitre que les études littéraires sur cet auteur sont, après celles consacrées à Shakespeare, les plus nombreuses de par le monde, ce qui rend ce silence suspect. C’est cette prise de position qui a soulevé l’indignation des universitaires allemands, dont certains n’ont pas hésité à manier l’invective. Le critique Klaus Wagenbach, s’est exprimé dans la presse d’Outre-Rhin en déclarant « James Hawes est un idiot qui ne connaît rien à Kafka, mais écrit sur lui comme s’il le connaissait », d’autres l’ont traité de « prude » (je crains qu’à cet égard, ils n’aient parfaitement raison) et de « semeur de haine ». Querelle de palais autour de l’auteur du Château… Un autre critique, Ulrich Weinzierl, s’est montré à la fois nuancé et fair-play : « Nous sommes anéantis, mais en même temps furieux. Enfin, le maître littéraire a chuté de son piédestal… » Anéantis ? Mais pourquoi l’être ?

Ce ne serait pas la première fois que des universitaires chercheraient à cacher un trait de caractère d’un écrivain dont ils pensent qu’il pourrait en ternir l’image. Je me souviens avoir lu un texte d’un éminent professeur du premier tiers du XXe siècle dans lequel il niait farouchement les relations homosexuelles de Verlaine et de Rimbaud. En 1970, lorsque René Jasinski publia une nouvelle édition des Poésies complètes de Théophile Gautier, il prit soin d’écrire dans son introduction : « Comme dans notre première édition, un scrupule très légitime de l’éditeur nous fait exclure les poésies libres » ; poésies complètes donc, mais… incomplètes des poèmes érotiques ! J’eus davantage de chance avec l’éditeur universitaire qui accepta de publier, en 2002, mon édition critique des Lettres à la Présidente et poésies érotiques du même Gautier ! Plus récemment encore, le rédacteur de la notice consacrée à la magnifique Transverbération de sainte Thérèse du Bernin, dans une célèbre encyclopédie en ligne, crut bon de préciser :

« Certains critiques modernes expliquent les expériences religieuses proches de la syncope comme des phénomènes psychologiques qui relèvent de l’orgasme plutôt que comme des phénomènes spirituels [Il s’agit notamment de Lacan dans son séminaire “Encore”]. C’est surtout la position du corps de sainte Thérèse et l’expression de son visage qui ont conduit certains à les expliquer comme le signe d’un moment d’extase sexuelle. Aussi séduisante que soit une telle théorie les spécialistes du baroque les plus compétents la mettent en doute : comment le Bernin, qui avait suivi les exercices spirituels d’Ignace de Loyola, aurait-il eu des intentions aussi lubriques ? »

Etrange illusion qui voudrait abolir le corps, comme s’il n’était pas le siège de l’esprit et n’entretenait pas une relation constante avec lui ; étrange monde qui diabolise la sexualité au point de vouloir dissimuler celle de ses personnages célèbres. Comme l’a écrit Nietzsche : « Le christianisme a donné du poison à boire à Eros ; il n’en est pas mort, mais a dégénéré en vice. » Il est vrai qu’en ces temps où des associations « familiales » intentent des procès aux commissaires d’expositions, aux conservateurs de musées et aux écrivains, où, des intégristes religieux à la gauche tendance « ordre juste », on croit voir de la pornographie jusque dans l’art, les dossiers de M. K. ont quelques chances de se trouver classés X…

Cela dit, les idolâtres ne reculent devant aucun artifice intellectuel pour maintenir leurs héros sur un piédestal et interdire l’accès de certaines informations gênantes à un public qu’ils infantilisent. Ainsi, avant la publication de l’excellente biographie de Marguerite Duras par Laure Adler, qui avait évoqué le livre que cet auteur avait, sous son vrai nom, coécrit avec Philippe Roques en 1940, L’Empire Français, dans lequel elle faisait l’apologie de la colonisation ? Pratiquement personne.

Finalement, les petits scandales estivaux ont du bon. Les lectures érotiques de Kafka, lorsque nous en saurons un peu plus sur leur contenu exact, loin de salir l’image de l’écrivain, contribueront probablement à mieux comprendre son œuvre étonnante.

Illustrations : Franz Kafka - Aubrey Beardsley, illustration pour les Satires de Juvénal - Tombe de Kafka.


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