Magazine Beaux Arts

Evans et Cartier-Bresson

Publié le 24 septembre 2008 par Marc Lenot

A ma première visite de l’exposition (à la Fondation Henri Cartier-Bresson jusqu’au 21 décembre), j’ai du mal à distinguer de qui sont les photos sans regarder les cartels. Henri Cartier-Bresson a reconnu sa dette envers Walker Evans, le créditant de sa poursuite d’une carrière de photographe. Tous deux photographient l’Amérique profonde, tous deux sont des innovateurs radicaux. On voit ici la crise et la misère, la pauvreté et la simplicité. Des photos plutôt tragiques, plus de scènes de rue que de portraits. Repassant dans l’exposition à la fin de ma visite, je sélectionne rapidement les photos que je pense montrer ici.

De retour chez moi, je suis surpris de constater que pratiquement toutes les photos que j’ai ainsi retenues sont de Walker Evans. Pourquoi ? Alors que je n’ai pas au cours de la visite vu de différence essentielle entre leurs travaux, celle-ci s’est néanmoins imposée inconsciemment à moi : qu’ai-je donc distingué entre les deux, quel a été le déclic ? Je lis, je réfléchis, j’y retourne, je relis et je trouve cette analyse remarquable de Michel

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Poivert (écrite avant qu’il n’ait vu l’exposition, semble-t-il) où l’auteur pointe la différence de temporalité entre les deux photographes, le Français classique adepte de la visée et de l’équilibre, magicien de l’instantanéité, l’Américain plus archaïque, composant avant de viser, dilatant le temps. Mais lisez cet article indispensable, plus éloquent que moi. C’est donc sans doute cette composition par motif plus que par lignes d’équilibre qui, sans que j’en sois vraiment conscient, m’a tant attiré chez Walker Evans.

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Ainsi (ci-dessus) cette Famille de Métayers chantant des Hymnes (Alabama, 1936, Getty Colection) ‘tient’ davantage par les regards croisés des personnages que par leur mise en place ou par la géométrie de la maison. Un autre exemple frappant est la photographie ci-contre qu’il faut un certain temps à décoder : composition chaotique, images qui se bousculent, rythme incertain des briques et des tuiles. C’est en fait une affiche pour des ‘ménestrels‘ (Minstrel Poster, Alabama, 1936, Getty Collection), photographie d’une image, représentation d’une représentation, évocation d’un passé disparu.

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Ou bien comparons la célèbre Girl at Fulton Street de Walker Evans (New York, 1929, MoMA, à gauche) avec une scène similaire de Cartier-Bresson, cette jeune femme noire au pied d’un gratte-ciel (Chicago, Illinois, 1947, Collection Fondation HCB, à droite). Chez Evans, la jeune femme occupe tout l’espace, tout le temps aussi, et ni la vitre, ni les lignes de l’immeuble ne sont des supports de la photo. Alors que la photographie de Cartier-Bresson, elle, s’appuie sur les lignes verticales des immeubles, comme un tableau, en un instant gelé par l’instantané de la photo.

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De Cartier-Bresson, voyez encore cette autre scène de Chicago, Illinois, (1947, Collection Fondation HCB, à gauche) structurée par le jeu d’ombres du métro aérien, où le jeune enfant est pris dans ces rets, encadré, délimité. On peut l’opposer à ce Salon de Coiffure pour Noirs (Atlanta, 1936, MoMA, à droite) d’Evans, nature morte inscrite hors du temps, comme un portrait muet des occupants absents.

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Les compositions d’Evans s’appuient davantage sur des motifs, des détails, des échos et moins sur des lignes, des volumes. Cette photo au titre si évocateur, Faulkner’s Mississippi (1948, collection Baudoin Lebon) en est un superbe exemple. Le tuyau de poêle est trop tordu et polymorphe pour être la colonne verticale de l’image : mat ici, grumeleux là, brillant plus haut, plissé dans le coude, puis noir, c’est un objet visuel en lui même. De même le mur aux aspects changeants, lisse à droite, en briques à gauche, noires ici, plus claires là : rien qui offre la solidité d’un mur d’étai, de soutien, de structuration de l’image. L’élément central autour duquel tout tourne est ce grill circulaire, comme un oculus : lui répondent les autres formes rondes, poêle à frire, bassine, joint du tuyau. enfin, la scansion des fers à repasser sur la planche complète l’impression globale, chaotique, irrationnelle, peu construite, mais dont la force vient de l’évocation, de l’intemporalité, de la dissonance poétique.

Photos Fulton Street et Barber Shop courtoisie de la Fondation HCB. Autres photos de l’auteur. © Walker Evans et Henri Cartier-Bresson / Magnum Photos, respectivement.

A noter au passage, la parution dans la collection Découvertes du livre de Clément Chéroux ‘Henri Cartier-Bresson, Le tir photographique’.


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