Cette autobiographie de Leslie Kaplan s'inscrit dans un cycle intitulé " Depuis maintenant " dont le sixième volume vient de paraitre. Comment voir et transcrire le passé depuis maintenant ? Comment s'engager dans la voie de la mémoire à partir d'un présent lui-même difficile, et d'un ancrage qui précise que c'est en partant d'un certain temps, lui-même insaisissable et toujours déjà passé, que l'écriture mémorielle se met en marche ? Le titre - Mon Amérique commence en Pologne - reprend la première phrase du récit, et indique, par l'emploi du possessif " mon ", que l'exploration du passé est solidaire d'une appropriation fantasmatique des lieux qui cristallisent certains moments d'une vie entre deux continents, deux langues, deux cultures, deux voix (voies ?) que ce recueil juxtapose et tisse avec bonheur.
La structure du livre est signifiante, car elle dispose des formes d'écriture qui vont s'amenuisant, se fragilisant, comme si la remontée depuis l'enfance vécue jusqu'à l'âge adulte mis en fiction s'accompagnait d'une mue verbale tendant vers un amenuisement du souffle, auprès d'une précipitation, d'une urgence, d'une menace qui ne se précisent qu'à la toute fin du texte. Les souvenirs d'enfance de la première partie sont rédigés dans une prose relativement classique, celle de l'adulte, qui est cependant ponctuellement percée par des refrains enfantins : une langue qui aime les sons et joue de la fluidité des signifiants. L'enfant inventait des comptines que le texte accueille avec une bienveillance généreuse : " Be my ghost/Be my guest/Comme to my America/Nobody knows but me ", et le lecteur est très vite pris par l'évocation de souvenirs qui retracent une généalogie à partir d'anecdotes, de portraits, de rencontres, d'impressions, d'accents, de lieux esquissant une enfance heureuse et cependant silencieusement déchirée, exilée. Très vite, les souvenirs de l'écrivain font corps avec des images animées, parlantes et dansantes : le cinéma apparaît effectivement comme une réserve de situations, de couleurs et de phrases à partir desquels la mémoire intime rejoint une mémoire collective et partagée. Le portrait du père se dessine non " depuis maintenant ", mais avec le cinéma américain des années cinquante. Et c'est une liste de titres qui donne, paradoxalement, chair et âme à ce père, diplomate et intellectuel, dont la silhouette insaisissable est effleurée par la litanie suivante : " The Secret Life of Walter Mitty, A Connecticut Yankee at King Arthur's Court, An American in Paris, Ivanhoe, Scaramouche, The Greatest Show on Earth, The African Queen, Roman Holidays, Sabrina, Daddy Long legs, North by Northwest, Rear Window, To Catch a Thief ". Homme d'action, agent secret, chevalier, amoureux, dandy, séducteur : au père réel se superposent tous les pères fantasmés, héros d'aventures intériorisées par la petite fille éblouie, à laquelle l'écran a offert une surface de fiction. Cette première partie se clôt sur l'évocation d'un souvenir fondateur, celui lors duquel l'enfant au seuil de l'adolescence prend physiquement conscience de l'abîme métaphysique avec lequel elle devra, toute sa vie, se débattre : " [...] j'ai éprouvé pour la première fois comme un déchirement matériel, physique, la question, pas formulée, des origines, d'où on vient et où on va ". Possibilité de l'effondrement à venir, blessure de l'effondrement passé : la mort est depuis ce maintenant concevable et le langage prolonge une prise de conscience qui blesse, silencieusement, le corps.
La partie centrale du livre se présente comme un texte nettement fracturé : cette fois la prose se découpe en blocs qui bouleversent une narration jusque-là bridée par une ligne chronologique. L'intime, le corps, les sentiments et les sensations se disent par petites touches. Ils se réfléchissent à partir d'un matériau extérieur, partagé, aimé, communautaire. Ce dernier est composite et bariolé : philosophie, cinéma, musique, psychanalyse, poésie, théâtre accompagnent le tracé d'une vie qui a le souci de rejoindre, de retrouver le noyau des choses et des êtres, des paysages et des passions. Ce réseau inachevé de références donne au récit une énergie collective, et permet au lecteur d'entrer dans un parcours fait de rencontres et d'expériences toujours décisives. Les éléments les plus infimes, les incertitudes, les non-dits, les hésitations individuelles rejoignent l'exception d'une vie quotidienne magnifiée par un film, une citation, un événement. C'est ainsi que la langue de Leslie Kaplan fait communauté, qu'elle s'adresse, et qu'elle vibre dans le temps : présent vécu, présent recomposé, présent de l'écriture composent un sentiment de présence, ténu et indestructible. La vie en désordre œuvre au présent. L'écrivain réinvente Mai 68 en lui ménageant un lieu caché et central : au cœur de l'Amérique, qui commence en Pologne et se prolonge en France, surgit l'extraordinaire expérience, celle d'une parole en laquelle la politique toucha au poétique. Au cœur de l'autobiographie, l'écriture d'un moment vécu et offert en partage, calligraphie une parenthèse enchantée. C'est par un poème que cette aventure collective trouve place dans un récit de vie ouvert aux autres, femmes, petites filles, ouvriers, les autres, tous les autres, psychiatres, fils de patrons, immigrés, étudiants, contremaîtres qui, ensemble, ont contribuéà imaginer la vie, les mots pour la dire et le cadre pour l'expérimenter : " quelque chose se passe/tout peut arriver/surprise, étonnement, rencontre/les limites reculent/le présent se déploie/le monde est là, dans les détails/il y a de ces moments/rares, exemplaires/où ce qui s'invente dans la société/est aussi large/aussi vrai/que dans l'art ". Le poème suscite et ressaisit non pas l'origine - ce qui est à la fois impossible et interdit - mais cette ferveur profane qui a rassemblé, une saison, les uns et les autres autour de l'invention d'un possible.
Enfin, le dernier panneau de ce triptyque poursuit l'aventure individuelle et collective, mais à partir d'un trio féminin dont on ne sait pas s'il est réel ou fictif. Peu importe, puisque la vie se dit aussi dans l'écriture de destinées inventées et dans l'exploration de trajectoires déséquilibrées. Louise, la fille d'Anne, amie de la narratrice, est une américaine expatriée à Paris. Cette jeune fille borderline rencontre Esther, qui travaille sur les marchés, et ne vit plus que pour les moments où elle la retrouve. Petit à petit, les troubles comportementaux de Louise, ses propos délirants prennent une ampleur inaccoutumée, et l'inquiétude, le sentiment d'étrangeté, la perception d'une folie qui se montre à visage découvert contaminent le texte dont la charge émotionnelle est de plus en plus tendue. Anne, Louise, Esther : trois portraits de femmes qui déconstruisent et déplient l'identité de celle qui (L.K. ?), par l'écriture, prend en charge leur destin. La fiction naît d'une désintégration : désintégration du projet autobiographique en parabole, désintégration du passé ayant rattrapé le présent de l'écriture, désintégration d'une mémoire du passé qui nourrit l'invention d'une présence diffractée jusqu'au trois.
L'autobiographie ne propose ni liquidation ni catharsis : elle ne sanctionne rien ni personne, mais éprouve combien la langue, vivifiée par le contact des images, des sons, des couleurs, se prête au sens de la vie. Aucun désir d'être contemplée, aucune volonté d'être aimée : Leslie Kaplan fait du récit de quelques-uns des moments de sa vie un miroir qui capte ces vibrations échangées par lesquelles les déchirures sont, le temps d'un livre, cicatrisées. Mon Amérique commence en Pologne ne connaît pas de fin : le pays des livres révèle un véritable continent intérieur, dont le lexique final, placé au terme de ce voyage dans le temps fait mots, donne quelques passages. En chacun, l'inconnu s'alimente de ces apparitions vives que le texte de Leslie Kaplan oriente en un parcours qui creuse le lien caressant l'universel en chacun.
Contribution d'Anne Malaprade
Leslie Kaplan,
Mon Amérique commence en Pologne
P.O.L, 2009, 226 p., 18 €.
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