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Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel

Par Angèle Paoli

Patrick Boucheron, Léonard et Machiavel,
Éditions Verdier, 2008.


L’ÉNIGME NON ÉLUCIDÉE D’UN SILENCE
   Comment nommer le silence ? Comment nommer un silence qui renvoie à un vide jalousement gardé entre les pages des documents d’archives ? Comment comprendre que ces pièces d’archives ne renferment que si peu de traces des discussions échangées entre deux contemporains de génie ? Entre Léonard de Vinci et Machiavel ? Comment faire parler, en place des nombreuses pièces consignées par l’histoire, ― « contrats notariés », « missives diplomatiques », « registres de comptes » ― les carnets de Léonard, si riches en notations de toutes sortes, et la correspondance de Machiavel si abondante et si prolixe ? Correspondance si prolixe qui ne dit mot, pourtant, des entretiens et des échanges tenus avec Léonard ! Carnets si foisonnants qui ne mentionnent à aucun moment les échanges et entretiens tenus avec Machiavel ? Comment, dès lors, mettre en résonance ces échanges ? Quel mot, d’ailleurs, pourrait convenir pour nommer la réflexion que les deux grands hommes de la Renaissance italienne conduisirent sans doute pour mener à bien les projets communs, dont ils ont, l’un et l’autre, partagé un temps et l’histoire et l’élaboration ? « Collaboration » ?
   Patrick Boucheron, auteur du fascinant récit Léonard et Machiavel, se résout, faute de mieux, à employer ce terme de « collaboration » pour tenter de cerner et de reconstituer ce que furent les différentes confrontations entre les deux hommes. En historien tenace, que l’énigme non encore élucidée de ce silence exalte, l’auteur poursuit son interrogation : « Pourquoi ne nous disent-ils rien l’un de l’autre ? »
   En même temps qu’il se livre dans ces pages à une enquête minutieuse fondée sur l’étude de nombreux documents et ouvrages, Patrick Boucheron travaille à établir « la connivence intime entre deux mondes, entre deux rêves, entre deux ambitions ». Car, au-delà des divergences, « une même conception de la « qualité du temps » rapproche Léonard et Machiavel. Ils ont en partage d’être contemporains. C’est aussi cette « contemporanéité » que Patrick Boucheron cherche à faire vibrer dans son « petit livre ».
Divertir le cours de l’Arno
   Ce qui fascine dans ce récit bifrons où se profilent, sur fond d’incertitudes des temps ― la Renaissance est en pleine mutation ―, les visages de deux personnalités aussi différentes que celles de Léonard et de Machiavel, c’est la récurrence du silence qui enveloppe leurs échanges. Au point qu’érudits, chercheurs et lecteurs en viennent à douter de la réalité de ces rencontres. Et pourtant, nul doute. Même si « la chronique éclatée des rencontres entre Léonard et Machiavel est comme un rendez-vous manqué avec l’érudition », la rencontre a réellement eu lieu. La première, et sans doute la plus importante, a lieu à la fin du mois de juin 1502. C’est à Urbino, dans le palais ducal du condottiere Federico da Montefeltro, que Nicolas Machiavel, secrétaire de la Chancellerie florentine, « chargé auprès des Dieci di Balìa des relations diplomatiques de Florence », rencontre, à l’âge de trente-trois ans, Léonard de Vinci, de dix-sept ans son aîné. Tous deux ont suivi César Borgia (et sa cour itinérante), qui vient de s’emparer du palais ducal des Montefeltro, de l’investir et de s’y installer. Que se sont-ils dit tous deux en juin 1502 dans la ville-palais d’Urbino ? Quelle a été la teneur de leur conversation avec le « Valentinois » ? Nul ne le sait, nul n’est en mesure de le dire. Ce qui ne fait aucun doute, c’est que « Machiavel a trouvé en César Borgia un maître du tempo politique ». Dont l’ambition « bat au rythme de la nouvelle qualité des temps. » Machiavel trouve dans la personne du jeune prince de vingt-sept ans, le seigneur splendide, seul capable avec lui « de repenser de fond en comble, les choses de l’État ». Or cette réflexion politique passe nécessairement par le problème crucial de la dérivation du cours de l’Arno. Il faut dériver l’Arno. Dériver l’Arno pour engloutir Pise. Pise, obstacle majeur à la puissance florentine. Un an plus tard, en juillet 1503, tandis que Machiavel plaide ― rapports et comptes à l’appui ― auprès des Dieci di Balìa, le projet du contournement de l’Arno, Léonard de Vinci se rend au camp de Pise pour étudier les moyens de divertir le cours du fleuve. L’entreprise est de taille. Il s’agit de « creuser un canal en amont de Pise », de « détourner le fleuve », d’« assécher le port ennemi », de « noyer ses environs dans un marais où l’armée rebelle viendra s’embourber ». De cette opération guerrière secrète, Léonard a rendu compte aux Dieci di Balìa. Oralement ― « A bocha » ― . Il n’en reste, dans les archives, que quelques bribes. Il est cependant indéniable que les deux hommes ont collaboré à l’« entreprise florentine de défense territoriale. » Les dessins de Léonard en témoignent, les multiples lettres de Machiavel également. Mais ni le nom de l’un ni celui de l’autre n’est mentionné dans les carnets de croquis ou dans les missives. « Léonard de Vinci et Nicolas Machiavel travaillent à la même chose. Mais travaillent-ils ensemble ? » Quel écho la pensée politique de Machiavel avait-elle dans les réflexions techniciennes de Léonard ? « Où se situe la rencontre entre ces deux ambitions ? » Revient, alors, pareille à un refrain, la question incontournable : « Pourquoi ne se nomment-ils pas l’un l’autre ? »
  Et pendant ce temps-là, alors que les ouvriers subissent les attaques pisanes et que s’enflent les eaux de l’Arno, les digues cèdent. Tous les efforts sont anéantis. Le projet de Léonard et de Machiavel échoue et avec lui les rêves de paix. « La guerre continue ». La collaboration muette de Léonard et de Machiavel, également.
La Bataille d’Anghiari
   Un autre grand projet florentin, dont les dates s’entremêlent avec les dates du premier, les réunit en effet. Celui de la commande d’une vaste composition murale destinée à orner un mur de la Salle du Conseil du Palais de la Seigneurie, à Florence. La Bataille d’Anghiari (29 juin 1440). En octobre 1503, Léonard passe contrat avec la Seigneurie de Florence. Signe qu’il en accepte le programme de propagande politique qui lui est imposé. Il s’agit en effet d’exalter la victoire des Florentins menés par Giovanni Paolo Orsini contre les Milanais conduits par le condottiere Niccolò Piccinino. Et de dénoncer le « condiotterisme » au profit de la République. La Bataille d’Anghiari se doit donc d’être convaincante. Quel rôle Machiavel a-t-il joué pour appuyer la candidature de Léonard ? Le nom du Secrétaire de la Chancellerie figure au bas du second contrat, daté du 4 mai 1504, confirmant la validité du premier (égaré !!!).
   Or, Léonard de Vinci, rôdé au spectacle en direct de la guerre et des désastres, s’empresse de déroger aux lois et aux règles que l’on attend de lui. Et le peintre, marqué par le souvenir des armées décimées par les combats, résiste à faire l’apologie de la bataille. Refaire une peinture semblable à celle de Paolo Uccello, son prédécesseur, il ne saurait en être question. Même si la « qualità dei tempi est marquée par l’omniprésence de la guerre », la guerre a changé de visage. Léonard transforme à sa guise le programme qui lui a été proposé, modifiant les scènes et leur agencement selon sa propre vision. Si l’artiste se met au travail et s’acharne sur maquettes et cartons ― il songe un moment à abandonner le projet ―, c’est sans précipitation et avec de nombreux atermoiements. À croire que son tempo n’est pas celui de ses commanditaires. Léonard leur oppose lenteur déconcertante et repentirs. Sans parler des défauts matériels qui altèrent sans cesse son travail, en modifient le cours et obligent l’artiste à réfléchir à d’autres techniques de peinture. Et jusque dans les moindres détails. Autant de motifs qui retardent l’élaboration de l’œuvre et son avancée dans les délais imposés par Piero Soderini, gonfalonnier de justice, en qui Machiavel a trouvé son modèle de « Prince républicain ». Autant de motifs, auxquels il faut encore ajouter les obstacles occasionnés par divers événements contraires, qui mettent en péril la réalisation de l’œuvre annoncée. Le vendredi 6 juin 1505, Léonard consigne dans son carnet la catastrophe qui survint ce jour-là et emporta définitivement son travail :
   « Au moment où je donnais le premier coup de pinceau, le temps se gâta ; le tocsin sonna pour appeler les gens à se rassembler. Le carton se déchira, l’eau se renversa et le vase d’eau qu’on apportait se brisa. »
  En définitive, « la bataille d’Anghiari n’aura pas lieu ». La seule scène achevée du vaste ensemble de La Bataille d’Anghiari est la Lutte pour l’étendard.
   Quant à Machiavel, il décrit longuement la campagne d’Anghiari dans son Histoire de Florence. Mais le récit qu’il fait de la bataille défie toute vraisemblance. Ainsi, Machiavel se refuse-t-il à son tour à vanter l’héroïsme des soldats vibrant dans le combat. Sous sa plume cynique, les hauts faits d’armes sont ridiculisés, la mémoire civique bafouée.
  Au cœur de la bataille de leur temps, dans ce « temps commun, qui les fit contemporains », La Bataille d’Anghiari signa la dernière rencontre muette de Léonard et de Machiavel.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli


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