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Jour 320 : THE HIGH LLAMAS, Beet, Maize & Corn (2003)

Publié le 12 février 2009 par Oagd
      Pochette : Youri Gralak    Texte : Sylvain (sur des pistes proposées par Julien)    En écoute : The Click And The Fizz Un jour que le disque sautait à cause d'une poussière, apparut le phénomène suivant : même sur des sections courtes, prélevées dans la musique et accidentellement bégayées, l'écriture de Sean O'Hagan demeurait. La même expérience avec un autre disque révèle le plus souvent un groupe de notes ou d'accords habitués à aller ensemble, une « collocation » diraient les linguistes, pouvant évoquer une autre chanson, voire débrayer vers un autre style. Rien de tel ne se passe avec les High Llamas. Le fragment ne change pas de nature vis-à-vis de ce qu'on avait entendu de lui dans le flux normal. Sean O'Hagan ne se contente pas, comme tout le monde, de travailler l'impression d'ensemble, et se soucie de la séquence la plus brève. Il faut à sa musique très peu de temps pour qu'elle commence à être de lui. Ses admirateurs déclarés (qui sont aussi, souvent, ses détracteurs inconscients) verront dans ce test de la poussière la confirmation des « limites » d'O'Hagan, incapable de sortir de son pré carré. Lequel « pré », d'ailleurs, ne lui appartiendrait même pas, mais à Brian Wilson, à l'œuvre des Beach Boys, dont la discographie des High Llamas serait un commentaire (au sens de « commentaire philosophique »), une note en bas de page. Avant de répondre sur le fond, trois remarques : 1°) L'ombre de Brian « J'habite ici c'est tout » Wilson se dédouble tout de suite, celle de son collaborateur de la période Smile, Van Dyke Parks, tendant même à la recouvrir, sur cet album plus que jamais. 2°) Dès le départ, Sean O'Hagan savait qu'il lui manquerait éternellement trois piliers (sur quatre) de l'édifice Beach Boys. Il aurait, peut-être, l'écriture, mais devrait trouver des techniques de substitution pour compenser l'absence de la Californie, des années 60, et d'une famille pour harmoniser vocalement avec lui. Autant dire que la tâche consistait à reconstruire une œuvre neuve à 75% (j'assume l'idée que les Beach Boys ne soient constitués que de 25% d'écriture, le reste appartenant au contexte). Peu à peu, par la méthode empirique plus que par la méthode savante, au prix d'une vie vraisemblablement consacrée au travail, Sean O'Hagan est parvenu à l'extrême bout de l'écriture d'une chanson, jusqu'à voir ce qu'il y avait au-delà, et commencer de dialoguer, assez naturellement, avec Debussy et Ravel. Son talent et peut-être son génie fut alors de conserver leur format de trois-quatre minutes, à des chansons ondulant intérieurement de mille mouvements subtils. 3°) L'œuvre des Beach Boys appartient (appartenait ?) au champ du rock'n'roll, a dérivé de lui, et grandi avec lui. Sur Beet, Maize & Corn, O'Hagan fait comme si celui-là n'avait jamais existé. A la manière de Retour vers le futur II (je crois), il escamote un élément, et déduit une évolution logique à partir de cette ligne temporelle tronquée. Sur tout l'album, les cordes et les cuivres représentent deux moments séparés de l'Histoire (Debussy, Duke Ellington), dont le présent travail de songwriting consiste à faire en sorte qu'ils se mélangent peu, et, ainsi maintenus à distance (oreille droite, oreille gauche), puissent œuvrer conjointement, de toute la force de leur isolement, à subtiliser le rock'n'roll à notre mémoire musicale. J'en viens au fond : toutes les grandes écritures (de Millennium à Felt) me semblent combiner deux qualités a priori contraires : l'intégrité et la versatilité. Le test de la poussière prouve l'intégrité. La séparation des cuivres et des cordes la confirme : il n'y a pas « imprégnation ». Je parle d'ailleurs moins d'intégrité morale que d'intégrité physique : Rose is a rose is a rose is a rose, selon le célèbre vers de Gertrude Stein. Et c'est bien ce redoublement, ce triplement identitaire, de chaque élément par une occurence de lui-même, qui nous amène peu à peu de l'intégrité à la versatilité. Chez Felt (l'album Poem Of The River, que je traiterai forcément un jour), cela est à son comble, capable d'incarner les sentiments les plus opposés, fusionnés dans un même noyau, une seule identité. Et c'est elle, la combinaison intégrité / versatilité, qui donne à l'auditeur des High Llamas une sensation de flottement dans un bain limité. On sait qu'on ne va pas partir à la nage, expérimenter on ne sait quelle liberté. Nous sommes confrontés à une musique contrainte, mais s'avouant sans cesse le fruit de débordements antérieurs (y compris d'anciens disques des High Llamas), dont elle fait son simple point de départ. Sa base n'est pas le flux, l'énergie, d'un sentiment présent très fort qui serait celui de Sean O'Hagan, mais la concrétion d'un flux ancien, peut-être accidentel, peut-être pas d'origine humaine, à l'image d'une lave séchée. Dès sa première intervention vocale, O'Hagan vient, semble-t-il avec délice, buter sur une contradiction - dont il se plaît alors à reproduire plusieurs fois le choc très doux. Il tient un nœud, et semble aimer que quelque chose résiste. Plus tard, un saxophone nous avertit : l'auteur n'introduit pas des éléments hétérogènes afin qu'ils viennent fissurer un système devenu étouffant, il nous révèle que c'était le système lui-même qui l'était, hétérogène, dans sa conception, depuis toujours. Rose is a rose is a... La rose devenue souvenir, le souvenir devenu œuvre, et l'œuvre presque achevée, Sean O'Hagan a jugé qu'il pouvait en retirer quelques teintes encombrantes. (Sur l'album suivant, le passionnant Can Cladders de 2007, il remettra des couleurs, mais d'autres, presque exotiques). Et il ne vide pas que la couleur : jamais il n'a sonné aussi classique, mais jamais non plus, il n'a autant participé à siphonner le mot « classique » de toute signification. Parce qu'il vaut mieux avoir l'âge de ses artères que l'âge de César Franck, il ose tout, des blagues en plein dans la beauté, des mues au milieu de chansons. (La mue étant une blague pas drôle mais pas triste non plus qu'on se fait à soi-même.) Ainsi Barny Mix, coupée en deux, passant à mi-chemin du liquide au solide. Alors, la boucle ne cesse plus de se refermer. Car parallèlement à ses audaces, O'Hagan n'affirme en permanence que ce qu'il lui semble possible d'affirmer, dans le contexte qu'il a créé et dans la pensée de ce qu'elle va créer ensuite. On ne devrait pas parler ici d'écriture mais de réécriture. Cela fabrique un temps bien particulier, plusieurs fois replié sur soi, ou le présent de la voix, du chant, de l'interprétation, trouve une place aussi inattendue que naturelle : simplement assise sur l'empilement transparent de toutes les autres strates de temps. Pour le dire autrement, O'Hagan réécrit beaucoup, et pourtant il chante. Il n'a même jamais autant chanté, désormais libéré du souci de bien faire.

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