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Loi Hadopi, commedia dell’ arte et “championat”

Publié le 11 avril 2009 par Savatier

 En réaction au vaudeville parlementaire qui a accompagné le rejet du projet de loi Hadopi, ses partisans ont crié à la machination. Machination, peut-être pas, coup de théâtre, sûrement. Il est vrai que l’image d’une poignée de députés de l’opposition embusqués derrière un rideau comme des Scaramouche, Mascarille, Capitan et autre Matamore a quelque chose de comique dans cette commedia dell’ arte politique. Pour autant, dénoncer une manœuvre « pitoyable », ne serait-ce pas surtout manquer de fair-play ? Cette réaction rappelle singulièrement celle de ces footballers qui, le match perdu, s’appliquent piteusement à dénoncer un terrain trop lourd qui leur était défavorable : pour l’équipe gagnante, le terrain avait-il donc été plus sec ? La majorité parlementaire, comme son nom l’indique, bénéficie de la majorité ; cette lapalissade permet d’avancer que, sur un texte présenté comme aussi important, elle avait les moyens de faire venir en séance plus de 15 députés (l’UMP en dispose de 313, auxquels il faut ajouter ses alliés). Certes, les uns travaillaient en commission, d’autres déjeunaient, d’autres encore étaient peut-être partis chercher des œufs de Pâques dans leur circonscription de province, mais on peut quand même s’interroger sur un tel absentéisme.

A l’annonce du rejet, Denis Oliviennes confiait au Monde son amertume, ce qui est bien normal, puisque le projet de loi dérive directement de son rapport. Dans l’entretien, il soulignait : « La France est à la fois le pays en Europe qui a su le mieux préserver ses créateurs grâce au principe d’exception culturelle, et le pays qui est le paradis du piratage. »

Accuser ainsi les Français d’être les Barbe Noire, Francis Drake ou (version littéraire), Long John Silver du monde dématérialisé contemporain n’était pas sans gravité. Cela revenait à ternir l’image de la France sur la scène internationale, la réduite à l’état d’un de ces îlots des Caraïbes du XVIIe ou du XVIIIe siècle tels que décrits par Stevenson ou Daniel Defoe. Sans doute cette accusation reposait-elle sur des études sérieuses, menée par des cabinets spécialisés, voire par un organisme international. Il semble – hélas ! – qu’il n’en soit rien.

Ce propos répondait comme un écho à celui exprimé par Christine Albanel dans un

entretien accordé au JT de 20 heures de TF1 le 20 mars dernier. L’argumentaire de la ministre n’étant pas nécessairement facile à suivre, on pourra en visionner la vidéo.

En voici toutefois un extrait :« […] La France est championne dans la musique […] on a un cinéma assez fantastique […] et en même temps, comme nous sommes Français, comme nous adorons détourner les lois […] et bien, on est les champions du téléchargement également parce que illégal [sic], également parce qu’on est bien équipé. C’est à dire qu’en France le haut débit paraît normal alors que dans la plupart des pays, vous n’avez pas le haut débit, vous avez un nombre de giga limités et en plus on a l’adsl, et puis donc on a l’adsl.[…] on est le paradoxe [sic] d’être un des pays les plus fort culturellement et celui qui est en train de mettre en péril ses propres industries culturelles avec la moitié de nos petites PME musicales qui ferment leur porte […] »

Si nous comprenons bien, la France serait arbitrairement décrétée champion du téléchargement aux seuls motifs que les Français « adoreraient détourner les lois » et que la France bénéficierait de l’adsl… Bien d’autres pays d’Europe et du monde bénéficient du haut débit, soit par adsl, soit par fibre optique ou autres moyens. Un rapport de l’OCDE (OECD broadband statistics to June 2007) situe même les Français au 12e rang des abonnés au haut débit, après des pays comme le Danemark, la Suisse, la Finlande ou la Belgique, et devant l’Espagne (19e), l’Italie (21e) et la Grèce (27e). Le seul argument à retenir serait donc notre prétendue propension à détourner les lois.

Ce type de méthode, qui consiste à accuser un groupe de personnes sans véritables preuves et en usant d’un stéréotype grossier, est une vieille ficelle. Dans ce même esprit, les groupes de pression hygiénistes qui voudraient voir disparaître l’alcool en général et le vin en particulier de nos habitudes prétendent que les Français sont les champions de la consommation d’alcool. Le subterfuge se révèle efficace si l’on s’adresse à un auditoire qui n’a jamais franchi les frontières ou n’a pas la curiosité de vérifier le bien fondé de ce qu’on lui dit. Il suffit de voyager en Islande, en Finlande, en Pologne ou en Russie pour s’apercevoir que les Français consomment moins d’alcool que leurs voisins et surtout consomment différemment (le plaisir l’emportant sur la recherche de l’ivresse, la qualité sur la quantité, le vin sur les alcools forts). Cet hédonisme déplaît aux tenants de l’ascétisme hygiénique.

Concernant le piratage informatique, il suffit également de se promener dans les rues de Damas, de Beyrouth, de Singapour ou de Bangkok pour découvrir des boutiques ayant pignon sur rue et vendant à un prix dérisoire films, musique et logiciels piratés. La France est d’autant moins « championne » du piratage que plusieurs études démontrent le contraire. Ainsi, l’analyse annuelle du marché de l’Internet en France publiée par GFK indique que les téléchargements ont diminué drastiquement entre 2006 et 2007. Le Special 301 report de l’ESA, aux Etats-Unis, portant sur le piratage des logiciels de jeux, place la France (7,9%) largement derrière l’Italie (17%) et l’Espagne (15,1%) et juste devant l’Allemagne (6,9%). Ramené en téléchargement per capita, la France disparaît même du podium, occupé par Israël, l’Espagne, l’Italie et la Pologne. Certains de ces pays étant moins équipés en haut débit que nous, l’argument de l’adsl tombe d’ailleurs de lui-même, autant que notre place de tête dans le sport où nous sommes supposés exceller, le détournement des lois…

Une autre étude, concernant le piratage des logiciels, tous types confondus, menée par la très sérieuse Business Software Alliance en 2007 place la France au 82e rang sur 107 ! Est-ce là le score d’un champion ? Enfin, une autre étude, publiée par Ipsos MediaCT sur

la pratique du téléchargement dans 12 pays (dont les Etats-Unis, le Japon, la Chine, la Grande-Bretagne, etc.) avance que le téléchargement serait moins répandu en France qu’ailleurs (notamment en Espagne et en Chine). En d’autres termes, tenter de faire passer les Français pour les champions du monde du piratage semble moins relever de la vérité scientifique que de la désinformation, dans le but de créer un climat favorable, au sein du public, à une loi dont j’ai indiqué dans ma précédente chronique les risques qu’elle faisait courir à bien des internautes innocents n’ayant jamais téléchargé illégalement, mais dont les pirates contrôleront l’ordinateur par intrusion dans leur wifi et dont j’ai souligné combien elle était déjà technologiquement obsolète.

Le projet de loi sera sans doute présenté une seconde fois devant le parlement. Les majors, qui auront bien davantage les moyens de s’offrir les services de sociétés de tracking pour repérer les piratages que les PME dont parlait Christine Albanel, tiennent beaucoup à ce texte. Et il sera sans doute voté. Pour autant, était-il nécessaire de présenter la France comme « le paradis du piratage » aux yeux du reste du monde pour en arriver là ? Curieuse conception d’une vertu qui s’appelle le patriotisme, méthode étrange qui, en revanche, rappelle un vieil adage : « quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage »…

Illustrations : Capitan - Pantalone - Barbe Noire - Long John Silver. 


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