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Jean-Claude Marol, défricheur de mots

Par Marc Chartier


Jean-Claude Marol nous a quittés le 9 octobre 2001. Il avait 54 ans. Il ne parlait pas, ou si peu, du mal qui le minait de jour en jour. Il est parti, dans la discrétion la plus totale, fidèle au silence dans lequel il aimait à se ressourcer.
En plusieurs occasions, j'ai fait appel à ses services pour l'illustration d'un article. Point besoin n'était alors de lui exposer le projet avec de longs développements. Un mot, un simple détail lui suffisait. Parfois, à l'instant même, la belle mécanique de l'imagination créatrice se mettait en route et nous restions subjugués par son talent, son érudition, son humour, la finesse de ses jugements, son respect de l'autre. Formé à l'art du trait, il a trouvé dans le dessin et l'écriture les formes les mieux adaptées à son regard qui allait chercher jusque dans ses derniers retranchements, pour mieux la respecter, la vérité.
En fait, nous savions peu de choses de lui, de son histoire, sinon qu'il allait piocher sa philosophie et ses nourritures de l'âme en certaines contrées lointaines, là-bas où quelque maître à penser lui avait enseigné les profondeurs mystiques de l'Être.
Jean-Claude est parti, emportant cette part mystérieuse de sa personne que nous n'avons jamais confondue avec de l'anonymat. Il accordait à l'écoute, à la "complicité" (mot qu'il appréciait particulièrement) et à la sympathie des moments privilégiés. Occasionnellement, toujours avec un franc sourire, il savait aussi nous entretenir de ses projets, de son dernier ouvrage en cours, de ses quêtes inassouvies dans les jardins de la Sagesse. Nul doute que les portes de ces jardins lui aient été grandes ouvertes, en cet Ailleurs où les mots sont désormais devenus pour lui superflus, inutiles.
"Plonger, ressurgir... la vie joyeuse!": voilà ce que Jean-Claude m'écrivait en dédicace de ce qui est devenu l'un de ses derniers ouvrages. Des mots que je reçois encore aujourd'hui comme son ultime message.
Dix années auparavant, j'avais eu l'occasion, un peu par hasard, de faire la connaissance de cet artiste illustrateur pas tout à fait comme les autres. Voici comment...


"Tout a commencé quand j'ai dégainé quelques mots à ma façon. Pan! t'es mot! Aussitôt, les filles et les garçons ont dégainé les leurs comme dans "Lucky Luke", plus vite que leur ombre. On s'est tiré dessus à bout portant. Un mot sort, ressort, paf! Un vrai massacre... la joie, quoi!"
L'histoire, cette fois-ci, se passe à Lannion, dans les Côtes-d'Armor, au cours de la deuxième Biennale internationale des illustrateurs de livres pour enfants.
14 heures. Une nuée de gamins, bruyants et excités comme des moineaux soudain libérés de leur cage, prend possession de l'espace. À peine tout ce petit monde a-t-il terminé d'inventorier les lieux que les instits rassemblent leurs troupes:
- Hé! vous là-bas! C'est par ici que ça se passe!
On s'assied sur la moquette. Quelques bribes de chahut de fond de classe. Quelques murmures... Puis c'est le calme. Assis en tailleur, coincé dans un angle de la pièce, Jean-Claude Marol semble encore plongé dans ses pensées, l'air d'un berger des montagnes tout juste descendu de la solitude de son refuge. La présence - la véritable présence - n'a pas nécessairement besoin de gesticulations ni de longs discours pour se manifester.
On fait rapidement connaissance:
- Vous allez vous répartir par petits groupes de cinq ou six. Chaque groupe aura à créer une histoire. Ensemble, vous imaginerez le scénario, la mise en scène. Puis il vous faudra écrire l'histoire et l'accompagner d'illustrations. Voyons! Quels thèmes allons-nous choisir?
- ?!..

Silence général.

On n'en est pour l'instant qu'au round d'observation.
Un premier doigt se lève, timidement:
- On pourrait peut-être imaginer l'histoire d'un appareil photo qui refuse de prendre des photos...
- Voilà une bonne idée! Quoi d'autre encore?
- Des chaussettes trouées qui cherchent leur pied!

Quelques ricanements étouffés se risquent à rompre le silence. Puis, comme s'ils n'attendaient que cette aubaine, d'autres rires s'engouffrent immédiatement dans la faille ainsi créée. Il n'en fallait pas plus pour réaliser que cet après-midi de "classe" n'est pas un après-midi comme les autres.

- M'sieur! M'sieur! Et si on parlait d'un aspirateur qui marche à l'envers, qui avalerait tout et recracherait tout?
- Et aussi d'un robinet qui laisserait passer toute l'eau de la mer, avec les poissons, les baleines, les bateaux?
- Moi, je voudrais dessiner un vélo bizarre, rafistolé de tous côtés...
- Le vélo-déglingo en somme!

Et voilà! C'est parti... sur les chapeaux de roue! Les instits accompagnateurs n'en croient pas leurs oreilles. Observateurs tout d'abord discrets, à l'écart, ils se joignent maintenant au peloton de leurs ouailles à l'imagination tout à coup débridée et ils finissent pas s'asseoir eux aussi à même la moquette comme tout le monde.
- Formons à présent les groupes! Qui veut de "l'aspirateur qui marche à l'envers"? Levez la main!
Les mains se lèvent. trop nombreuses.
- Pas tout le monde à la fois! Quels sont les volontaires pour le "vélo-déglingo"?
- Moi!
- Moi M'sieur!
- Moi aussi...

On retrouve parfois les mêmes. Il faudra faire un choix. D'autres, par contre, sont toujours indécis. Il y a encore de la place pour l'appareil photo récalcitrant...
À deux ou trois exceptions près (tel ou tel préfère aller flâner au milieu de l'exposition ou feuilleter les BD en démonstration), chacun trouve sa place au sein d'une équipe. Sans plus attendre, commencent à naître ces surprenantes histoires que l'on ne trouve nulle part sinon dans un coin de rêve bien à soi.
Les traits sont imprécis peut-être, mais qu'importe! L'enchaînement du scénario peut laisser lui aussi à désirer, mais qu'importe encore une fois! Retrouvant ses allures de berger attentif à chaque mouvement et au moindre appel de son troupeau, Marol passe de groupe en groupe, suggérant par-ci une rectification du dessin, affinant une nuance de l'écriture par-là. À la fois présent et discret, il n'impose rien. Il se sait invité et n'a pour l'heure aucune "camelote" à vendre:
- Je suis impliqué comme un boxeur sur un ring: pas de distance, pas de barrière pour me protéger. Je suis moi-même, avec mes défauts et ma fragilité.
Marol aurait-il donc une méthode bien à lui pour libérer les mots et les imaginations, pour transférer un "état de non-communication" en synergie grâce à laquelle chacun se retrouve, loin de tout esprit de compétition, "démultiplié par les trouvailles des copains"? Notre artiste-animateur le reconnaît, lui le premier: lors de ses interventions au sein d'un groupe d'enfants (comme d'adultes d'ailleurs), il se sent "mitraillé" d'aides qui l'encouragent à être lui-même. Et la raison de cette thérapeutique de la communication lui semble évidente:
- C'est par timidité vis-à-vis du langage que j'ai voulu peu à peu réapprendre le langage. J'ai fait beaucoup de dessins d'humour sans paroles. Le silence est pour moi une sorte d'attente du mot juste.
En dépit de l'inflation du verbe que nous fait souvent subir le verbiage ambiant, malgré cette distanciation d'avec le langage que crée l'omniprésent clavier d'ordinateur, peut-être reste-t-il néanmoins possible de "toucher" encore les mots autrement qu'avec le bout des doigts...
Qu'ils soient assassins ou offerts comme on offre une fleur, ces mots ont peut-être toujours un sens. Ils peuvent encore représenter le plus court chemin entre un Toi et un Moi, tel un code grâce auquel peut naître un échange, un affrontement, une intimité...
Tel est en tout cas le pari de Jean-Claude Marol, le secret de son art et de son travail de défricheur de significations.
Le matériau qu'il propose à ses compagnons d'aventure est parfois le mot, tout simplement. Le mot qui attend d'être révélé dans toute sa spécificité. Le mot qui libère... Ajoutez à un MUR deux minuscules voyelles (A et O) et vous traversez l'obstacle apparemment infranchissable pour réinventer l'AMOUR. Quelle fantastique découverte, n'est-ce pas!


Et si l'on écrivait aussi CHAMEAU avec deux N en forme de bosses? Mille excuses à nos doctes théoriciens de la langue française, mais vous ne trouvez pas que la signification est ainsi plus évidente, plus explicite?
Qui nous empêche de dessiner le mot NATURE avec des éléments végétaux? Des fleurs par exemple? Et pendant que nous y sommes, pourquoi ne pas orner le F de FLEURS d'autant de pétales que nous le souhaitons?
Proposant sa technique de "calligraphie" aux élèves d'un lycée professionnel, Marol fut un jour témoin d'extraordinaires métamorphoses. Se servant de matériaux et d'outils qu'ils utilisaient quotidiennement (de la tôle, des barres de fer, des cisailles...), les élèves eurent l'idée d'"inscrire" les lettres du mot RISQUE sur un fil métallique, tel un funambule s'aventurant sur son câble d'acier.
Autre surprise avec le mot CAGE, dont les lettres majuscules formaient les barreaux d'un cube à l'intérieur duquel avait été placée une scie à métaux, symbole d'une liberté à recouvrer.
Questionnez Marol à ce sujet, et vous constaterez qu'il multipliera les exemples à partir de mots-objets devenus par je ne sais quel enchantement riches de sens, de tout leur sens. Aucune forfanterie de sa part. C'est tout juste s'il ne s'excuse pas d'être là, comme de trop dans le décor:
- Mon rôle consiste simplement à témoigner de la possibilité de se déplacer d'un point à un autre. À chacun de décider s'il peut en tirer profit. Pour ma part, je pense que tout le monde peut apprendre de tout le monde. Chefs, sous-chefs, adultes, enfants, nous appartenons tous à la même humanité. Quant aux mots que nous utilisons, qu'il nous suffise de les accueillir en vérité pour qu'ils deviennent réellement un lieu d'expression et de communication.
À force d'utiliser les mots, on les use. Nous sommes inondés chaque jour d'une multitude croissante d'informations sonores et visuelles que dispensent, en flot continu, télévision, radio, journaux et magazines, publicité, enseignes commerciales... Ce déluge verbal du monde contemporain finit par affaiblir notre perception du langage. Abuser des épices dans la nourriture tend à atrophier le sens du goût. De même, consommer trop de mots a pour effet de les réduire à de purs signaux mécaniques, à un code insipide d'échange rapide, quasi chiffré et purement utilitaire.

Alors, pourquoi ne pas utiliser les épices à bon escient? Pourquoi ne pas se taire quand le silence est plus opportun, voire plus éloquent, que toute avalanche de mots insignifiants? Sans doute est-il encore temps de donner enfin la parole... aux mots!
En hommage à Marol, par Mag

Si tout est dans tout
Si tout est dans rien
Si rien est un tout
Si tout...n’est pas rien
Vous, je…nous
Sommes TOUT…PARTOUT?
J’espère, je m’y perds, je doute et je redoute
Que RIEN soit seulement...tout au bout de la route.

(livre prétexte: En tout et pour tout de Jean-Claude Marol)


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