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Les mondes du corps

Publié le 30 août 2009 par Paule @patty0green
Lorsque Le monde du corps, une exposition artistique, éducative ou scientifique -chacun en défend la légitimité selon ce qui convient le mieux à son système de valeurs- se trouvait au Centre des sciences de Montréal, je refusai catégoriquement d’y aller. Mon refus était lié à des réflexions éthiques –à ne pas confondre avec « morale » ici. Je ne doute pas tant de l’affirmation du concepteur concernant la légitimité des cadavres qui ont servi pour la confection de ses sculptures de chair. Je m’interroge, entre autres, sur la signification de la légitimité dans un régime politique comme celui de la Chine à l’heure actuelle…
On m’a informée que les corps plastinés faisaient la pose dans notre belle capitale cet été. J’ai donc lâchement passé par-dessus mes réserves pour pénétrer l’antre des cadavres. Je me trouvais toutefois devant une copie de l’exposition vedette élaborée par l’anatomiste allemand Gunther von Hagens. L’exposition Bodies, prolongée jusqu’au 12 octobre à l’Espace 400ième dans le Vieux-Québec, reprend en tout point le concept de celui qui s’annonce publiquement comme le Léonard de Vinci du XXIième siècle. Retirez-y la prétention de démiurge, la technique employée et l’organisation des salles, d’après mes lectures, sont délibérément identiques à l’original. Seulement ici, il n’est aucunement question d’art. Alors que j’avais décidé de passer outre la première question éthique, une autre s’imposait : la propriété intellectuelle. Mais ce deuxième aspect semble bien pâle à côté de la revendication du respect des morts et une imitation du concept n’amoindrit pas l'effet de ses occurrences, car les cadavres plastinés, eux, sont authentiques.
Le docteur Roy Clover n’est que le porte-parole scientifique de cet événement et une bande de producteurs s’occupe de faire tourner l’exposition à travers les grandes villes du monde. On vise ainsi une forme d’anonymat qui se traduit d’entrée de jeu par l’incertitude quant à l’identité de l’instigateur de cette machine et également dans le caractère éducatif exacerbé de l’exposition, garante de sa neutralité scientifique.
À observer les files bondées, cordées au quart d’heure et l’enthousiasme des gens avides (de quoi?) se ruant dans les salles de l’exposition sans le moindre scrupule, on se demande pourquoi on entend parler de controverses. Je me souviens qu’une bande d’intellos s’était réunie lors de l’ouverture de l’exposition à Montréal comme pour s’assurer que des gens réfléchissent pour ceux qui ne le font pas. On a beau en entendre parler dans les journaux chaque fois qu’une telle exposition pointe son nez, la question éthique semble s’inscrire dans un processus de légitimation superficielle comme pour dire : « c’est beau tout le monde, c’est fait, vous pouvez y aller! ».
La tentation
Cette fois-ci, j’ai succombé par spontanéité égocentrique (quoi d’autre?), mais non sans quelques nausées, parce que j’étais en train de lire le petit roman d’Eric-Emmanuel Schmitt (quelle mauvaise raison!) Lorsque j’étais une œuvre d’art (2002). Ce roman raconte l’histoire d’un jeune homme qui, au bord du suicide, est interpellé par un artiste qui lui propose, puisqu’il ne tient pas à sa vie de toute manière, de devenir son objet d’art. Il n’y a qu’à changer le nom de l’artiste (le personnage Zeus-Peter Lama) pour celui de Von Hagens ici, à la différence près que le personnage offre sa vie :
« Je me donne entièrement à Zeus-Peter Lama qui fera de moi ce qu’il désire. Sa volonté se substitue à la mienne en ce qui me concerne. Avec toute la force et la volonté qu’il me restent, je décide librement de devenir sa complète propriété." (Schmitt, 2002 : p.237)
Bodies ne propose pas au visiteur la possibilité de devenir le David de Michelange version Géricault dans une mise en scène à la Velasquez comme c’est le cas avec Le monde du corps. Il y a une différence de perspective entre posséder une deuxième vie en tant qu’œuvre d’art, ce qui enchante l’égo, et disparaître dans la neutralité d’un projet scientifique. Ce deuxième souffle de l'existence ne peut être réalisée que grâce à l’empreinte du génie sur le corps dépecé. Mais il faut y penser à deux fois, car on peut aussi bien se retrouver en petits morceaux dans les présentoirs vitrés : une vésicule biliaire qui laisse les gens indifférents à côté du foie de quelqu’un d’autre (c'est vraiment gros un foie!). Mais peu importe, comme le personnage Adam bis le dit si bien : « Je veux bien être une trace si c’est une trace de génie » (Schmitt, 2002 : p.131)
J’ai aussi succombé à une visite chez les macchabées parce que, en filigrane, je suis en train de lire un document extraordinaire sur le bioart et l’art vivant dont l'une des études de cas porte sur Le monde du corps. Je ne dévoilerai pas tout de suite son auteur, j’attendrai de discuter avec lui davantage avant d’en parler sur ce blog et que le document soit officiellement accessible avant d’en offrir la référence (je me retiens aussi d’inclure des citations), mais il ne fait nul doute que je reviendrai sur cet ouvrage savamment écrit très bientôt. L’exposition Bodies semblait, en quelque sorte, s’inscrire parfaitement dans l’univers littéraire dans lequel je baignais au moment où l'on me fit l'invitation : un roman fantastique et satyrique de l’art vivant (la pauvre Orlan est ironisée à fond dans le personnage de Rolanda) et un ouvrage scientifique qui aborde le phénomène, entre autres, sous son aspect éthique avec brio (enfin!). L’aspect éthique, au sens d’éthos (posture), est important car il participe évidemment de l’expérience esthétique. Décrire le procédé technologique qui a mené à la création d’une œuvre de bioart ou d’art vivant n’est pertinent que si on l’envisage finalement dans cet perspective éthico-esthétique. Je réfléchissais avec ces deux auteurs tout au long de l’exposition. J’entrais à la fois dans un monde fictif, voire fantastique et dans un univers très lucide qui me donnait envie de réfléchir. Je me comportai toutefois, c'est plus fort que moi devant les cadavres, en bonne phénoménologue.
L'exposition
Évidemment, une telle exposition ne se contemple pas sans son lot d’effets de présence. La mise en scène spectaculaire fait osciller le corps entre son caractère objectal et l'histoire de son individualité. L’effet objectal repose sans doute sur des réminiscences de l'antique et profonde croyance qu’il existe une scission entre un corps et un esprit. Une leçon d’anatomie? d’accord! Mais l’expression des cadavres dépasse évidemment, comme des centaines de gens l’ont déjà dit, le simple état de fait anatomique. Et que l’on ne vienne plus comparer ce procédé avec la momification! Ce n’est pas là que se situe la fascination. Notre corps propre est en raisonnance constante avec le corps biologique qui n’est jamais complètement décharné et qui exprime le mouvement. Si la mort, à supposer que l’on veuille la situer quelque part dans notre imaginaire, participe d’un espace-temps différent de celui du vivant, le mouvement inscrit le corps plastiné dans notre temps et notre espace. J’entrais dans l’espace d’exposition et je savais que ça allait être une forme de confrontation, une épreuve, voire un rituel. Je capte davantage le mouvement que l’inertie, je suis plus sensible à l’effet esthétique qu'à l'anatomique. Ainsi, ma sensation devant les cadavres se traduit un peu comme celle d’un mal de mer.
Je crois que ça n’est pas un hasard si les médecins déballaient constamment à leurs familles et amis des leçons d’anatomie et que les gens s’efforçaient de faire des blagues de mauvais goût sur les cadavres. Le malaise force à recentrer toujours l’attention sur l’objet-corps, car c’est beaucoup plus aisé de parcourir l’exposition de cette manière, "mais comme la Joconde de Vinci et le David de Michelange" les corps "absorbaient les crétineries sans broncher." (Schmitt, 2002 : p.169) J’en étais incapable, tout corps renferme une histoire que même l’écorchement n’arrive pas à me faire oublier. Alors que les gens disent "qu’est-ce que c’est?" je ne cesse de me répéter la question "qui est-ce?". L'exposition répond à la première question de manière détaillée, la deuxième question est évidemment évacuée dès le départ.
Il me fait drôle de dire d’une telle exposition ce que j’ai préféré : les vaisseaux sanguins et les fœtus, je l’avoue, sont magnifiques!

« look mum, it’s awful, it looks like an alien ».

Est-ce une coïncidence si les extra-terrestres qui peuplent nos films de science-fiction ressemblent effectivement à des fœtus, ces créatures étranges dont le cœur ne se met à battre qu’après cinq semaines? L'intérieur du corps nous est-il à ce point étranger pour d'abord croire que le fœtus ressemble à un alien avant de dire qu'un alien ressemble à un foetus?

« il est mort le fœtus maman? »
« Oui »
« c’est triste alors? »
« euh, ben euh… »

Est-ce triste? L’oscillation est toujours actuelle : c’est véritablement la tension entre une présence et un effet de présence, entre le mort et le vivant, l’objet neutre et le passé qui refait surface dans sa phénoménologie comme dans la déduction logique de n’importe quel enfant de 12 ans! Oui, quelqu’un a perdu son petit foetus, mais ça n’est pas ce qui est montré ici. Qu'est-ce qui est montré alors? Je suis hésitante quant à la prétendue neutralité anatomique de l’exposition. Enfin, on en doute après avoir vu la boîte qui, juste à côté des poumons noircis par la fumée, est mise à la disposition des spectateurs afin que ceux-ci puissent disposer de leurs paquets de cigarettes. Et vlan! Belle stratégie pour montrer que l’on a une conscience. Déculpabilisation? Peut-être. Il y a vraisemblablement des relents de moralité dans cette exposition. Sans doute parce que les concepteurs de ce type d'événement savent trop bien, au fond, qu’ "aucun protocole n’abolit l’humanité ". (Schmitt, 2002: p.240) Et qu'ils associent, à tort, humanité et moralité .
Ce qui est fascinant, c’est qu’il ne manque que le sceau de von Hagens pour que l’exposition gagne son aura artistique! Ce ne sont donc pas les corps, la manière dont ils sont façonnés, qui deviennent des œuvres d’art, mais bien l’ensemble de ces corps reliés par une figure narcissique : « L’art est fait pour l’homme, par l’homme, mais l’art n'est certainement pas un homme » (Schmitt, 2002 : p.231) . Ah bon? Œuvre d’art ou non, ça n’est pas plus important que ce ne l’était pour de Vinci au XVième siècle. Le corps humain et ses entrailles fascinent. Qu’on en voit la beauté ou l’aspect écoeurant, peu importe. Si les cadavres « ne nous dérangent pas », c'est que la fascination s'est déplacée du sujet vers l'objet. Il n'y est pas question de mort, puisque celle-ci implique une histoire, l'histoire d'un sujet. Ce n'est que lorsque la fascination ne se trouve pas dans le fin détail de l'objet anatomique intemporel qu'elle engendre le tremendum. L'art choque, l'anatomie, non! Le petit look polymérique offre une certaine uniformité aux dépouilles, sans anéantir la singularité, mais juste assez pour qu’émerge l’étrangeté.
Parlant d'étrangetés, certains spectateurs se comportent de manière plutôt inhabituel (enfin, je l'espère), ce qui me confirme que les cadavres font leur effet. Un homme a approché son nez des fesses d’un cadavre pour les sentir, ensuite il a cogné deux coups dessus (s'attendait-il à une réponse?) pour finalement hausser les épaules et prononcer dans une candeur déconcertante « bah, ça sent rien ». À quand les dépouilles qui puent dans le musée? C’est bien pour dire que « La gloire va mieux aux morts […] elle rend les vivants ridicules »(Schmitt, 2002 : p. 248).

*Si "voir, c'est comprendre" tel que le revendique ces expos de cadavre, j'ai volontairement préféré publier ce texte sans image en réaction à ce slogan absurde
!
Référence citée :
Eric-Emmanuel Schmitt, Lorsque j'étais une œuvre d'art, Paris, Albin Michel, 2002.


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