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Les Poèmes de Maximus, de Charles Olson, traduction Auxeméry (lecture de Julien Ségura)

Par Florence Trocmé

Les Poèmes de Maximus, ou la cohérence hétérogène.

Maximus
S'il en fallait, Heisenberg et Keats seraient de bons guides pour entrer dans Les Poèmes de Maximus :
H : Cet objet ci-devant, imposant et massif, est à la fois corps et onde. Nous n'en saisirons donc pas l'énergie, le mouvement ni la vitesse, si nous cherchons à le localiser exactement. Maximus n'est pas un chef-d'œuvre, pas même une œuvre. C'est une forme. Et une forme dont nous actualiserons le mouvement si nous l'investissons de notre lecture.

K : Negative Capability, indeed...

*

C'est la forme qu'on aime seulement,
et la forme vient seulement
à l'existence quand
la chose naît
née de toi-même, née de
foin et d'entretoises de coton,
de déchets des rues, des quais, d'herbes
que tu portes là, mon oiseau

La forme d'une ville : Gloucester, Massachusetts & la forme d'une énonciation, d'une voix : Maximus.

Philosophe du IIème siècle originaire de Tyr, Maximus devient chez Olson figure de l'énonciation. Venu de sa cité phénicienne, il arpente la ville portuaire du Cap Anne et adresse des lettres à ses citoyens. Ces missives constitueront une bonne partie du premier volume des Poèmes de Maximus. Le Tyrien se fera par la suite historien — à la façon d'Hérodote —, géographe — proche de Pausanias — et muthologue de la cité.

L'Anse de l'Eau Douce. Dogtown. William Stevens. The Fellowship. Noms de rues, de quartiers, de personnes et d'embarcations apparaissent fréquemment dans les poèmes tout au long des trois volumes. Par cet entrelacement naît dans l'esprit du lecteur la forme d'une ville et la forme d'un epos, dans leur dynamique et leur singularité. Et Maximus, continuum, donne cohérence à l'ensemble composé de poèmes hétérogènes.

Mais Gloucester?

Ce que nous avons là — et littéralement sur le pas de ma porte, comme je le disais à Merk, en lui demandant l'état des dernières recherches des historiens sur le "champs des pescheurs"... sans lui dire que c'était un poème que j'avais en tête, sachant que je l'aurais paniqué, le muthologos ayant franchement perdu du terrain depuis Pindare

Point de départ et d'arrivée, source microcosmique de l'epos, Gloucester est non seulement sur "le pas de la porte" d'Olson, qui s'y rend depuis l'âge de cinq ans (il est né et a grandi dans la proche ville de Worcester) et s'y installera définitivement en 1957 à quarante-sept ans, la cité est aussi et surtout l'une des toutes premières colonies européennes de la côte Est des futurs États-Unis ; ville née de la fondation en 1623 de la Dorchester Company.

Point de départ car il s'agit, pour les Européens qui débarquent, du "Nouveau Monde". Et point de départ choisi par Olson comme cité fondatrice d'une poétique et d'une politique (la polis) car Gloucester est, dès son origine, une cité cosmopolite, hétérogène, composée d'Anglais, de Portugais, d'Italiens, de Basques ; une cité à l'origine indépendante et qui vit des ressources de la pêche ; une cité, surtout, très rapidement engagée dans la lutte contre le "germe" de la Nation américaine, c'est à dire la Colonie de la Baie du Massachusetts (qui réunit Plymouth, Salem, Boston) caractérisée par des valeurs puritaines et mercantiles : germe de la "pejorocracy", selon le terme poundien qu'Olson reprend à son compte. Figure d'une possibilité historique avortée, puisque la Dorchester Company fut en quelques années assimilée à la Massachusetts Bay Colony, et puisque la mémoire collective retient avant tout le Mayflower et les Pilgrim Fathers, Gloucester est également figure d'un esprit de lutte à restaurer, "ici et maintenant".

Il est capital de signaler qu'Olson, dans le champ qu'il compose, ne s'intéresse nullement au passé à titre commémoratif. C'est le présent qu'il vise : les affaires humaines et l'espace (toujours) singulier sur lequel elles ont cours, ainsi que la façon dont elles sont dites, pensées et administrées ; les affaires humaines — individuelles et collectives —, dans l'épaisseur que leur donne la présence active, visible et lisible du passé (on pense à Walter Benjamin, et au récent ouvrage de Laurent Olivier, Le Sombre abîme du temps. Mémoire et archéologie).


Gloucester est enfin un point d'arrivée car, pour Olson, la colonisation européenne du continent américain constitue l'aboutissement d'un mouvement engagé par les Phéniciens et qui pourrait se résumer dans l'expression "civilisation occidentale". La présence à Gloucester de Maximus de Tyr, figure par concrétion ce trajet dans le temps et dans l'espace :

route 128 digue
                                   pour accéder à Tyr

Olson interroge, remet en cause cette formation à la fois historique et idéologique qu'est l'Occident. Il questionne ses fondements politiques, épistémologiques, symboliques, et son devenir "humaniste". Il cherche ("outside the box") une méthode adéquate, renouvelée et attentive aux formes archaïques, pour dire "la densité propre des êtres et des événements", ainsi que le précise Auxeméry dans son introduction. Le champ de Maximus prend, dans les volumes II et III (celui-ci posthume et inachevé à la mort d'Olson en 1970) de l'amplitude et gagneen profondeur :

Toute la nuit
je fus un Eumolpide et
dans mon sommeil
je mettais des choses ensemble
qui ne l'avaient pas auparavant
été

*

Traduire The Maximus Poems, c'est traduire des noms, certes (il y a du monde, dans ces poèmes), mais c'est avant tout traduire un rythme, une syntaxe projective et une composition par champs venant investir la page :

          lenteurs
               qui sont un
            chemin
d'amont dans les bois suivant
une route
topographique
naturelle, et passant près d'un étang à loutres
            prévoir une ellipse
bouclée dans laquelle une histoire
soit racontée et que les bouts des fils soient
disposés et tiennent
comme si l'air
recommençait une autre
histoire par un autre homme

La tâche était d'autant plus ardue qu'il en va de la circulation de l'énergie dans le poème, de la singularité de chaque poème comme forme-sens. Singularité qu'Auxeméry a retrouvée à partir des possibilités de la langue française, dans une syntaxe qui écoute, plutôt qu'elle n'épouse, celle d'Olson. La langue de la traduction, instable (la langue l'est toujours d'ailleurs, mais de façon peut-être plus manifeste dans le poème traduit), travaillée par la langue traduite, agit en retour sur le lecteur francophone :

    Sa Tête en
Saillie sur
le rivage-de-la-mer
krk, "ville", dans
la langue de maintenant
oiseau déchiqueté ou bien de bête de
proie au bec crochu reste de
la migration des oiseaux vers le N
saillie pour oiseaux migrant
vers le Nord kr-ku sa saillie au-dessus du
    rivage
oiseau ou ville kr-ku

Denis Roche avait, parmi les premiers, attiré l'attention sur les poèmes d'Olson en traduisant "Les martins-pêcheurs" dans 3 Pourrissements Poétiques, en 1972. Auxeméry traduit Olson depuis la fin des années 70 : poèmes, mais aussi essais et autres écrits. Cette fréquentation assidue, ainsi que celle des lieux et des ouvrages parcourus par Olson, lui donnent une mesure. En témoigne l'essai "introductif" (proposé à la suite des poèmes), la meilleure présentation de la poétique olsonienne disponible à ce jour en français. Des glossaires ("Noms de personnes", "Noms de lieux", "Curiosa") accompagnent cet essai et constituent un appareil critique utile. Ils sont issus du remarquable travail accompli par George F. Butterick, co-éditeur du troisième volume des Maximus Poems, et auteur en 1978 de l'important Guide to The Maximus Poems of Charles Olson.

Cette traduction, et le rigoureux travail d'édition qui la porte, sont un événement. Pour la première fois, les lecteurs francophones non familiers de l'anglais pourront faire l'expérience de cette forme dans son ensemble. Et si la référence aux Cantos de Pound, à Paterson (et à In the American Grain) de Williams ou encore à A, de Zukofsky, est justifiée, elle n'épuise pour autant en rien le travail d'Olson : "A likeness recognized is only something to move in from".

Contribution de Julien Ségura

Les extraits et poèmes cités se trouvent respectivement aux pages 7, 104, 250, 327, 611 et 418 des Poèmes de Maximus, Toulon, La Nerthe, 2009.

La formule d'Olson "A likeness...from" est issue d'un essai de 1957 intitulé "Homer and Bible" ; voir Charles Olson, Collected Prose, Berkeley, University of California Press, 1997,p. 347. Traduction approximative : "Une fois établie, une ressemblance n'est qu'un point de départ."


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