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Italie : la solution finale

Publié le 12 novembre 2009 par Jean-Marie Le Ray


Un long billet pour vous proposer une brève intervention d'Antonio Ingroia, magistrat de Palerme considéré comme le successeur de Paolo Borsellino, actuellement titulaire de l'enquête sur le pacte entre l'état italien et la mafia (cf. le Papello et les 12 exigences de la mafia...).
Brève mais intense, prononcée il y a quelques jours, et centrée autour de la "solution finale" à l'assaut de la démocratie, ce que Ingroia appelle "l'emergenza democratica".
En général, le français traduit "emergenza" par "urgence", mais la portée du terme en italien est bien plus vaste : une emergenza, c'est un problème, un gros problème à résoudre marqué par une double connotation : celle de l'urgence, et celle du désastre. Donc le véritable concept derrière "emergenza", c'est celui d'une catastrophe qu'il faut affronter, vite.
Par conséquent, bien que je traduise les mots d'Ingroia par "urgence démocratique", ayez toujours présente à l'esprit cette signification : l'Italie a de gros problèmes de démocratie, qui sont en train de tourner à la catastrophe et qu'il est chaque jour plus urgent d'affronter.
Ce préambule étant fait, voici le discours d'Antonio Ingroia, et sa traduction, faite à partir de cette retranscription en italien (voir ici la restranscription complète).

Je pense que nous vivons une situation d’urgence. Une véritable urgence, réelle, et non pas une urgence fictive, créée ad hoc pour détourner l’attention de l’opinion publique. Non pas l’urgence du problème « immigration », non pas l’urgence du problème « magistrats », non pas l’urgence du problème « écoutes téléphoniques », non ! En Italie, nous vivons l’urgence du problème « démocratie », l’urgence démocratique.
Et l’urgence démocratique que nous vivons dans notre pays découle d’une situation actuelle, concrète, liée à un assaut systématique ou, si vous me passez le terme, bien qu’il puisse paraître emphatique, à une sorte de « solution finale » - mais c’est le sentiment que provoque en moi ce qui se passe ces derniers mois -, contre les deux seuls éléments de défense, cruciaux, qui constituent les derniers remparts de protection encore debout : la magistrature et la libre information.
Or sur ces deux éléments charnières veulent intervenir, de manière lucide et systématique, les initiatives législatives actuelles et à venir : la loi sur les écoutes téléphoniques, par exemple, n’en est que le dernier maillon. Elle n’a plus été débattue pendant des mois, or voilà qu’elle vient d’être remise à l’ordre du jour au Sénat pour être rapidement approuvée, avec le même texte que celui déjà approuvé à la Chambre des Députés.
Mais ce qui se passe aujourd’hui en Italie, ce qui s’est passé au cours des dix dernières années - je le répète, c’est mon avis personnel, mais je crois qu’il est étayé par un certain nombre de faits - et qui donne à l’expression que je viens d’utiliser, celle de l’urgence démocratique, un sens pas du tout emphatique - je dirais même qu’il s'agit presque d’un euphémisme -, c’est que nous ne sommes plus seulement confrontés à un démantèlement systématique des piliers de l’État de droit, nous sommes confrontés à un démantèlement systématique de l’État tout court !
Ce qui s’est passé ces dernières années, c’est une refonte radicale et progressive de notre modèle institutionnel, où la différence entre ce que nous appelons en Italie la Première et la Seconde République, c’est que pendant la Première République la politique tenait son rôle de médiation, quand bien même parfois polluée par des intérêts privés, voire par des intérêts criminels, alors que ce rôle de médiation de la politique n’existe tout simplement plus dans cette Seconde République.
Et le problème, la façon dont nous abordons souvent le sujet « politique contre justice », la guerre entre la politique et la justice... c’est un lieu commun facile, inutile de le démonter, mais par le passé, nous l’avons souvent répété, cette image d’un clash entre la politique et la justice est erronée, tout simplement parce qu’il n’y a qu’une seule partie qui tape contre l’autre, à savoir que c’est la politique qui tape contre la justice.
Mais je vous dirais même plus : non, nous n’avons pas eu un assaut de la politique contre la justice, nous avons tout simplement perdu la politique ! Parce que les institutions et la politique sont désormais occupées par l’affarisme et les intérêts privés, dans un pays où le privé a remplacé le public !
Donc, la différence entre la Première et la Seconde République c’est que ce rôle de médiation que tenait hier la politique a complètement disparu. C’est cela qui m’inquiète et me préoccupe. En réalité, ce qui se passe en Italie... - selon mon évaluation personnelle de citoyen, et non pas en tant que magistrat impliqué dans des enquêtes et qui soutient l’accusation dans des procès, là où ce sont les preuves qui comptent, et non pas les simples considérations -, pour autant, comme nous le rappellent des hommes tels que les juges Falcone et Borsellino, la lutte contre la mafia ne se mène pas uniquement dans les palais de justice, au moyen d’enquêtes et de procès, non, dans les palais de justice on mène des enquêtes et des procès, mais pour cela il faut des preuves, car sans preuves, on ne fait ni les enquêtes ni les procès...
(En réalité, ce qui se passe en Italie...) c’est que pour lutter contre la mafia, qui n’est pas seulement une organisation criminelle, mais un système de pouvoir criminel, la magistrature ne peut gagner cette bataille seule. Ce dont nous avons besoin, c’est d’un large mouvement d’opinion, un mouvement de société. Exactement ce que disait Paolo Borsellino par une phrase, une phrase pour laquelle nous serions accusés d’être engagés politiquement si nous la répétions aujourd’hui : selon Paolo Borsellino, la lutte contre la mafia est essentiellement un choix politique, car avant d’avoir une magistrature antimafia, il faut une politique antimafia !

Nous serions accusés d’être engagés politiquement...
Et bien ça n'a pas manqué !
En Italie, le passé est le présent. Hier Falcone e Borsellino, aujourd'hui Ingroia et les autres...
Cela fait déjà plusieurs jours que Berlusconi et le pouvoir politique en place ont lâché les chiens sur Antonio Ingroia. Pas un jour ne se passe sans que l'un des journaux ou l'une des télévisions à la solde de Berlusconi ne tentent de démolir Antonio Ingroia. De le démolir professionnellement, pour l'instant... De lui faire perdre toute crédibilité, toute légitimité.
Berlusconi l'a dit clairement en septembre

:

C'est de la folie : il y a des morceaux de la magistrature, de Palerme à Milan, qui vont encore fouiller dans de vieilles histoires, qui remontent à 1992, 93, 94. Ce qui me fait mal, dans tout ça, c'est que ces gens-là, payés par l'argent du contribuable, conspirent contre nous, qui travaillons pour le bien commun du pays.
« E' una follia che ci siano frammenti di Procura che da Palermo a Milano guardano ancora a fatti del '92, del '93, del '94. Quello che mi fa male e' che gente cosi', con i soldi di tutti noi, faccia cose cospirando contro di noi che lavoriamo per il bene comune del Paese. »

Je ne sais pas si vous percevez bien la violence de l'attaque. Avec entre les lignes le message suivant : de simples magistrats qui conspirent contre le premier ministre (qui lui œuvre au bien commun) en volant l'argent des contribuables. De la folie pure !
Je vous rassure, ce n'est pas la première fois, bien sûr, que Berlusconi en dit de toutes les couleurs sur les juges, et sur les magistrats du Ministère public en particulier : qu'ils étaient anthropologiquement différents du reste de la race humaine, qu'ils devraient passer des tests psychologiques et de comportement avant d'être admis à la profession, que font ce métier ceux qui ont un désir profond de faire le mal (en répétant ce que lui disait son propre père...), etc.
Si besoin était d'illustrer ce que dit Ingroia, à savoir que c'est la politique qui tape contre les juges...
Voici un autre exemple, éclatant, du déséquilibre total entre les pouvoirs. Ingroia a prononcé ce discours en petit comité le 7 novembre, devant quelques centaines de participants, tout au plus.
Réponse du pouvoir, le surlendemain, 9 novembre, journal de 20h, RAI 1, la première des chaînes publiques dont le JT est le plus suivi en Italie, par je sais pas combien de millions de téléspectateurs. Le directeur de la chaîne, fraîchement et directement nommé par Berlusconi, interrompt le journal en plein milieu, en faisant une déclaration servile CONTRE Antonio Ingroia, en l'accusant nommément de ceci et de cela, et POUR réintroduire l'immunité parlementaire en Italie (dans un Parlement qui compte d'ores et déjà 19 "honorables" définitivement condamnés) !!!

Pour vous donner un élément de comparaison, imaginez un instant si dans le procès Clearstream, par exemple, Sarko enjoignait les directeurs de chaîne d'interrompre le JT de TF1 ou de France 2 pour faire démolir le juge chargé de l'affaire...
Or le même jour, un autre événement faisait aurait dû faire l'actu : le parquet de Naples avait formellement demandé l'arrestation de Nicola Cosentino, actuel secrétaire d’État à l’Économie, député et coordinateur régional du Parti des Libertés, candidat désigné comme Gouverneur de la Campanie (région de Naples et règne de la camorra) aux prochaines élections régionales (mars 2010).
Les enquêtes qui le concernent durent depuis 1996 (!) et il y a pas moins de 9 repentis qui le mettent gravement en cause pendant toutes ces années !!! Avec le panorama suivant pour l'administration régionale de Campanie : sur 50 conseillers régionaux, 35 sont déjà mis en examen ou ont déjà été condamnés ! Au point que sur l'édition de ce jour de Il Fatto, Marco Travaglio conclut son éditorial en disant :

la Région Campanie devrait être dissoute et placée sous administration judiciaire, avec un commissaire pendant 5 ans. Parce que les politiques se sont tellement infiltrés dans la camorra qu'au fil du temps, c'est la politique qui a fini par corrompre la camorra !!!
(...la regione Campania va sciolta e commissariata per cinque anni. Perché la politica s’è infiltrata nella camorra e, a lungo andare, ha finito per corromperla.)

Donc, toujours pour poursuivre notre comparaison, imaginez si le jour même où les juges français demandaient l'arrestation pour mafia de l'un/e des secrétaires d'état à l'économie, au lieu d'en parler au JT de 20h, Sarko faisait interrompre le journal de TF1 ou de France 2 pour démolir le juge chargé de l'affaire Clearstream...
Ça vous semble possible comme tableau ? Non, n'est-ce pas ? Et bien c'est exactement ce qui se passe en Italie. Aujourd'hui. Je vous parle pas des années 30 et de Mussolini, je vous parle de la première décennie du deuxième millénaire et de Berlusconi. Qui fait ainsi d'une pierre deux coups : d'un côté il dissimule l'info de son secrétaire d'état accusé d'être un mafieux, de l'autre il attaque un magistrat à la recherche de la vérité sur les origines de la Seconde République italienne, née du sang des carnages de 1992, 93 et 94...
Naturellement tous les amis politiques de Cosentino lui ont déjà exprimé leur solidarité totale, l'un allant même jusqu'à l'assurer de sa profonde solidarité "chrétienne" (!!!), l'avocat personnel de Berlusconi osant affirmer que toutes ces accusations sont fausses, qu'elles ne reposent sur rien (piqûre de rappel : plus de 10 ans d'enquêtes, 9 repentis qui racontent, et une demande formelle d'arrestation de 350 pages, il faudrait pas croire non plus que les magistrats s'embarquent dans des enquêtes pareilles sans biscuits, voir plus haut la déclaration d'Ingroia sur les preuves...), et qu'elles fondront comme neige au soleil.
Berlusconi voulait d'ailleurs persister à le présenter comme candidat aux prochaines élections régionales, mais il semble pour l'instant que le veto catégorique de Fini l'ait contraint à y renoncer, nous verrons...
Or de quoi parle le ministre de la "justice" aujourd'hui ? De soutenir le travail des magistrats ? Non, mais plutôt de la possibilité de leur envoyer une commission d'enquête ministérielle. Là encore, nous verrons...
Par conséquent, ce qui est d'une gravité absolue, extrême, dans tout ça (car des épisodes de cette nature, je pourrais vous en citer une liste à n'en plus finir), c'est que non seulement la mafia en Italie ne se cache plus, mais qu'elle est au pouvoir !
Car il est clair que l'urgence démocratique dont nous parlons va de pair avec l'urgence frénétique, avec la précipitation que met Berlusconi à faire approuver des lois censées lui garantir, d'un côté, l'immunité l'impunité totale, et démanteler, de l'autre, le système judiciaire et la constitution italienne, en commençant par la plus gigantesque amnistie masquée de l'histoire du pays...
Non pas parce qu'il a peur du procès Mills ou d'autres bagatelles (il l'a déjà dit : même si je devais être condamné pour corruption dans le procès Mills, je ne démissionnerai pas pour autant), mais parce qu'il sait pertinemment que les "vieilles affaires" de 1992, 93 et 94 sont sur le point de remonter et de le rejoindre, puisqu'il est nommément mis en cause par les repentis pour être l'un des "terminaux", au côté de son compère Dell'Utri, des négociations état-mafia qui ont juste commencé en 1992 mais qui se poursuivent encore, selon de plus en plus d'observateurs.
Tout le monde sait cela, je parle des gens qui sont censés savoir, c'est-à-dire nos gouvernants : tous le savent en Europe, et pourtant personne ne dit rien. J'y vois un silence complice !!!
Car lorsque le Gouvernement de Berlusconi décrète le blanchiment d'état sur tous les capitaux mafieux, je me demande si les autres pays européens saisissent la portée d'un tel acte !?
Selon Tremonti, le ministre juste au-dessus de Cosentino, l'opération est d'ores et déjà un succès, qui devrait renflouer les caisses de l'état dans une fourchette de 5 à 7 milliards d'euros (pourtant, rien de comparable avec les 38 milliards d'euros d'amende, mais c'est une autre histoire...) ; or en sachant que ce chiffre ne représente que 5% des capitaux "scudati" (qui bénéficient du bouclier fiscal dans l'anonymat plus total et ne pourront plus faire l'objet d'aucune enquête à venir !), cela nous donne déjà entre 100 et 150 milliards d'euros blanchis. Légalement...
De l'argent provenant, au mieux, de fraudes fiscales, et au pire, de rapts, de la prostitution et de trafics en tous genres (drogue, armes, êtres humains, nucléaire, etc.), et ce dans le plus parfait silence de la communauté internationale.
De l'argent qui pourra être LÉGALEMENT réinvesti, donc je n'ose penser ce que peut représenter un pactole de 100-150 milliards d'euros en termes de distorsion de la concurrence, et, disons-le, de "dumping" entre les états mêmes de l'UE.
L'UE qui semble observer en silence, pendant que les mafias unanimes trinquent et se félicitent d'avoir soutenu Silvio Berlusconi dès le début...
En juin dernier, j'écrivais un billet intitulé, Berlusconi : assaut final à la justice ! J'étais trop restrictif, l'assaut est bien plus vaste que cela, c'est un assaut final à la démocratie, qui ne vaut plus rien, un assaut final à l'état de droit.
Cela me rappelle un livre de Jacques Attali, intitulé "Une brève histoire de l'avenir", particulièrement stimulant pour l'esprit, où il prévoit trois vagues successives pour le futur de notre planète :

  1. l'hyperempire
  2. l'hyperconflit
  3. l'hyperdémocratie

L'hyperempire, c'est la généralisation du marché, or « (q)uand le marché se généralise, les différences se nivellent, chacun devient le rival de tous. Quand l'État s'affaiblit, disparaît la possibilité de canaliser la violence et de la maîtriser. Les conflits locaux se multiplient, les identités se crispent, les ambitions s'affrontent, les vies n'ont plus de valeur. »
Et ce cadre peu rassurant débouche sur l'hyperconflit :

Mafias, gangs et mouvements terroristes de toutes sortes seront également de la partie dans un mouvement qui verra se développer l'économie pirate dans une plus ample mesure, sous l'effet de la déconstruction avancée des Etats, comme on le voit déjà à la périphérie de l'ex-URSS ou dans certaines régions d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine. Ces mafias renforceront leur influence ou leur contrôle sur des régions entières, des ports, des pipelines, des routes ou des zones riches en matière premières. Des mouvements politiques ou religieux sans assise territoriale déterminée, tel Al-Qaïda aujourd'hui, participeront à cette conflictualité sans loi qui sera décuplée.

Ce qu'Attali n'avait peut-être pas prévu, ou en tout cas pas si vite, c'est que ces mafias s'empareraient directement d'un État - l'un des 6 États fondateurs de la Communauté européenne - et siégeraient au Conseil des Nations. En 2009 !
Jean-Marie Le Ray
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P.S. Dans un récent tweet, William Réjault me demandait pourquoi je haïssais à ce point Berlusconi et si c'était son impunité ou son ego qui me choquait le plus.
En réalité, ni l'un ni l'autre, et le fait qu'il soit perçu comme ça par pratiquement toute l'opinion publique mondiale est le signe sans équivoque de combien Berlusconi est malin (voir l'étymologie du terme...), et réussit parfaitement à cacher son jeu : cela l'arrange terriblement qu'il soit perçu comme un vieux satyre un peu déjanté, genre pervers-pépère à l'italienne, ou à la rigueur comme le bouffon de l'Europe, car cela évite que les gens aillent au-delà de ces stéréotypes somme toute plutôt sympathiques, pour voir et analyser ce que dissimule véritablement le personnage, aussi pourri dans ses moëlles qu'il est rusé et intelligent, une intelligence qu'il a mis au service du mal, du mensonge et de l'injustice, et non pas du bien, de la vérité et de la justice pour son pays. Qui est également le mien...


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