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Le système Poutine

Par Argoul

thierry-wolton-le-kgb-au-pouvoir.1259226513.jpgVladimir Poutine, Premier ministre de Russie et ex-Président, est en visite à Paris ces jours-ci. Le régime de la Russie d’aujourd’hui n’a que l’apparence d’une démocratie. Il est autoritaire, xénophobe, clanique. Surveillé par la Guépéou comme hier l’Allemagne par la Gestapo, il s’agit d’un national-bolchevisme. Le pays se voit comme citadelle assiégée, détenteur de ressources naturelles convoitées par les cosmopolites, sa puissance ‘naturelle’ mise en cause par les Américains et sa conception du monde contestée par les ‘droits de l’homme’ européens. Comme après la défaite suivie du traité de Versailles, l’ex-URSS humiliée se forge une image idéale, se donne un pouvoir total, dans le but de retrouver du prestige. Le Völk russe est orthodoxe, étatique, tsariste. Le nouveau tsar a l’apparence d’être élu : depuis la substitution de Medvedev à Poutine, chacun voit bien qu’il s’agit d’une apparence. Seul un clan gouverne, qui se coopte, et qui contrôle la société entière. Cet instrument totalitaire, ce sont « les Organes », toutes les structures de force de l’ex-KGB, GRU, gardes-frontières, spetnaz, milices, tout ce qui porte épaulettes. La Russie était déjà nationale et socialiste sous Staline ; elle ne fait que poursuivre sa voie. C’est le grand mérite de Thierry Wolton de décrypter en chapitres précis, faciles à lire, ce passage de l’URSS à la Russie de Poutine.

N’est-ce pas Poutine lui-même qui a instauré le 20 décembre comme « Jour du tchékiste », ancien nom du kaguébiste ? La militarisation de l’économie et de la société a toujours été la caractéristique des régimes totalitaires, dont la France en premier a montré l’exemple en 1793. Le citoyen était mobilisé « totalement ». Qui n’était pas enthousiaste était un ennemi du peuple, qui avait des doutes un malade mental, qui ne suivait pas « la » ligne unique un social-traître. C’est ce qui se passait en URSS et que le clan Poutine a remis au goût du jour, avec tout le savoir-faire manipulatoire des Organes. La société civile existe en Russie, la presse écrite a desserré le carcan soviétique. Mais les gens n’ont pas l’habitude de la liberté : ils lui préfèrent l’ordre. Et toute manifestation de mécontentement est vite réprimée par les coups dans la rue, par une balle pour les journalistes ou par la mort en prison pour les avocats !

« Au fond, le KGB resterait la police politique, le corps d’élite et le service d’espionnage qu’il avait toujours été – un mixte de la Gestapo, des SS et de l’Abwehr nazi, pour prendre des références qui parlent » p.20. Pour gouverner, faire le vide ; pour faire le vide, rien de tel que la bonne vieille terreur. Celle-ci va des « pressions » sur les juges ou les dirigeants d’entreprises pour qu’ils agissent selon ce qu’on veut aux attentats « terroristes » (commis par le KGB) et jusqu’à une bonne guerre (en Tchétchénie, en Géorgie, …). Qui a peur se rassemble, qui se rassemble cherche un homme fort, et l’homme fort se trouve naturellement être le président, ce Poutine qui jura d’aller « buter jusque dans les chiottes » les terroristes tchétchènes… après une vague d’attentas commis sur ordre par ses services (247 Russes tués) – juste au début de sa charge de Premier ministre en août et septembre 1999 ! Bien avant le théâtre Doubravka de Moscou en 2002 (pour se poser comme victime des terroristes après le 11-Septembre) et l’école de Beslan en septembre 2004 (311 morts dont une majorité d’enfants). Cela pour excuser l’armée russe de toutes ses exactions en Tchétchénie.

Le KGB, chargé de l’espionnage politique et économique à l’extérieur, a toujours formé l’élite de la nation. Ses agents parlaient plusieurs langues, voyaient du pays, étudiaient les autres systèmes. L’époque Brejnev a été l’immobilisme d’une génération ; l’URSS se délitait derrière ses frontières et les hommes qui savaient ne pouvaient être que du KGB. Andropov, leur chef, a donc pris le pouvoir, puis Gorbatchev, son dauphin, après quelques mois d’intermède du cacochyme Tchernenko. La Glanost n’a jamais été la transparence, mais la mise au jour d’informations choisies en vue de manipuler l’opinion et l’Occident ; la perestroïka n’a été que le remplacement politique d’une génération au pouvoir par les tchékistes du KGB : « au scrutin de mars 1990 (…) 86% des 2756 officiers du KGB qui s’étaient présentés au niveau local, régional et fédéral, furent élus » p.36 ; les agitations ethniques des pays limitrophes furent attisées et entretenues par le KGB pour resserrer les rangs russes ; les privatisations des entreprises d’Etat ont été en faveur des Organes, de ceux qui faisaient allégeance au nouveau pouvoir ; le coup d’état d’août 1991 une mascarade, de connivence avec Gorbatchev, pour apparaître comme le sauveur de la Russie et attirer les bailleurs de fonds occidentaux (heureux d’être sauvés du chaos d’une puissance nucléaire) !

Seule la période Eltsine a vu se desserrer le carcan des Organes ; mais le chaos politique et l’affairisme corrompu a laissé croire à la population qui n’avait jamais connu que le socialisme, qu’il s’agissait de la forme la plus achevée de la « démocratie capitaliste ». D’où son rejet. Poutine, successeur désigné (sous condition qu’il amnistie toutes les frasques du clan Eltsine), a pu réhabiliter le régime stalinien sans que nul ne bronche. Même si, au contraire de l’époque Staline, les riches sont désormais 400 fois plus riches que le citoyen russe moyen…

Les fonctionnaires élevés des « structures de force » ont appris pour la bonne cause, à l’ère soviétique, comment créer des banques à l’étranger et détourner légalement de l’argent pour financer les opérations. Ils se sont empressés de mettre dès 1990 cette précieuse expérience au service de leurs intérêts propres. Dans le chaos je-m’en-foutiste ambiant, ils ont détourné des armes, des chars, des missiles, des métaux ; acheté du pétrole au prix intérieur subventionné pour le revendre au prix international quintuple ; détourné l’argent du FMI ; racheté en sous-main des ‘bons de privatisation’ des entreprises d’État pour devenir les patrons et siphonner les trésoreries ; se sont acoquinés avec la mafia russe et même calabraise pour leur savoir-faire en termes de « persuasion » et de « blanchiment ». En 1995, « l’Académie des sciences russe publia une étude révélant que la mafia contrôlait 40% de l’économie, la moitié du parc immobilier, les deux tiers des institutions commerciales… » p.99. Fonctionnaires, tchékistes, mafieux et dirigeants sont liés par des intérêts communs : ils sont le pouvoir. « Extorsions de fonds, fuites de capitaux, assassinats et même de vraies petites guerres pour prendre le contrôle de secteurs industriels tout entiers, ont ponctué l’inexorable criminalisation de l’économie russe » p.100. La guerre en Tchétchénie n’est pas due au terrorisme, mais à la volonté des organes du pouvoir de reprendre le contrôle des pipe-lines pétroliers qui traversent la petite république et servaient au trafic de pétrole à l’international sans que Moscou y puisse rien.

Poutine a la mentalité tchékiste et l’atavisme national-bolcheviste qui convient à la Russie archaïque, en démographie déclinante pour cause de saoûlerie (1 bouteille de vodka par jour et par mâle au-dessus de 15 ans !), à l’économie sous-développée dépendante du prix international des matières premières. Grand-père cuisinier chez Lénine puis pour Staline, père commando du NKVD, fasciné par l’espionnage depuis tout petit, Poutine n’est cependant qu’officier falot du KGB, seulement lieutenant-colonel et jamais envoyé dans les pays occidentaux (seulement en Allemagne de l’est). Il doit son ascension à sa discipline et à son allégeance au maire de Saint-Pétersbourg Anatoli Sobtchak, où il a allègrement trafiqué pour servir sa politique (tous ceux qui ont enquêté sur le sujet sont morts « mystérieusement »). « L’homme qui accéda au poste de Premier ministre le 9 août 1999 n’était pas le fonctionnaire au-dessus de tout soupçon, dévoué à ses amis et reconnaissant envers ses protecteurs, habité par le seul sens du devoir et de l’Etat, qui fut si souvent décrit. Cette image positive, largement reproduite, n’est pas sans rappeler la campagne de désinformation qui salua l’arrivée du « bon » Andropov au Kremlin en 1983. Même méthode, effet similaire » p.182. Poutine est un führer issu des organes de sécurité soviétiques et nationaliste.

En 2004, « selon la sociologue Olga Krychtanovskaïa, responsable du centre de recherches sur les élites de l’Académie des sciences, 78% des fonctionnaires de l’appareil d’Etat sont issus d’une structure de force, FSB, armée, Intérieur, ce qui lui fait dire que la Russie est devenue une ‘militarocratie’ » p.205. Plus aucun pouvoir ne peut faire contrepoids : « Nous avons un Parlement pseudo-pluraliste, des pseudo-élections, une pseudo-justice, des médias pseudo-indépendants. A tous points de vue, c’est un village Potemkine », déplore Grigori Iavlinski, leader du parti libéral Iabloko (p.209). La démocratie obligerait à répondre de sa gestion devant les citoyens et le clan au pouvoir n’y tient pas : il « est » le peuple et sait ce qui est bon pour lui, tout comme Hitler « savait » ce qui était bon au fond pour la ‘race’ allemande. D’ailleurs, l’antisémitisme rejoint l’anti-américanisme et l’anti-capitalisme dans la propagande poutinienne. Tous les pays extérieurs sont des ennemis qui veulent humilier le peuple russe, piller ses richesses, exploiter ses consommateurs ou ses producteurs.

La Russie est-elle devenue capitaliste ? La gauche française ne se fait pas faute de le croire, aveuglée d’idéologie. Mais il n’en est rien : les oligarques, immensément riches, ne sont pas propriétaires des entreprises – ils dépendent du bon vouloir de l’Etat qui a tout un arsenal pour leur faire rendre gorge si tel est le bon plaisir du clan au pouvoir (contrôles fiscaux, prix de l’énergie, lois sur mesure, pressions physiques des Organes, etc.). En Russie, le riche est un gérant, pas un propriétaire ; les oligarques sont des privilégiés, pas une classe sociale. Il leur faut faire allégeance clanique, sous peine d’être dépossédés, exilés, voire assassinés. Berëzovski s’est réfugié à Londres ; Khodorkovski croupit dans un camp de travail en Sibérie. Dans l’Etat völkish, seul compte « le peuple » pour lequel les dirigeants gèrent le pays. Ce qui est bon pour le clan est bon pour la Russie, tout ce qui est étranger ou cosmopolite est mauvais.

Début 2005, ont été créées les Jeunesses poutiniennes appelées Nachi – les Nôtres. « Elles sont invitées à participer à la renaissance de la Grande Russie » p.275. Faut-il pousser le parallèle plus loin ? Dans un monde qui se globalise, les ‘droits de l’homme’ des Lumières font bien triste mine. La victoire de 1945, qui a réaffirmé dans le monde entier ces valeurs, se voit battue en brèche par des régimes ouvertement nationaux et socialistes : xénophobes, repliés sur eux-mêmes, paranoïaques. Une tentation identique existe chez nous, au pays Basque, en Corse, parmi les hooligans du foot. Reste à souhaiter qu’elle ne se manifeste pas dans les urnes.

Thierry Wolton, Le KGB au pouvoir – le système Poutine, 2008, Folio 2009, 310 pages, 6.66€. 
Sur le parallèle avec l’Allemagne nazie, voir le pavé intéressant de Jean-Pierre Faye, Les langages totalitaires, Hermann, 1972.


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