Le 29 octobre 1890, avait lieu, au Théâtre-Libre la première de L'Honneur, une pièce en cinq actes d'Henry Fèvre (1). Son ami, Rodolphe Darzens (2), dans Le Théâtre-Libre illustré, l'interviewa pour l'occasion.
(1) Voir présentation et bibliographie illustrée ainsi qu' Indications politiques, un article des Entretiens Politiques et Littéraires sur Livrenblog.
(2) Voir Jean Ajalbert par Rodolphe Darzens.
Galafieu d'Henry Fèvre réédité.INTERVIEW LITTÉRAIRE
Autrefois lorsque les hasards de l'actualité ou plus rarement des mérites personnels mettaient quelqu'un en lumière, les journaux, comme les revues, ne tardaient pas à lui consacrer une étude : vite on s'entourait de l'oeuvre du quidam en question, on la lisait, on épluchait sa vie, on mettait le tout bien digéré en une prose agrémentée de nombreuses considérations, toute fleurie de parallèles, empanachée de conclusions. Il faut avouer que le genre a produit quelques chefs- d'oeuvres et que pour ma part je ne me lasse pas d'admirer l'étude de Charles Baudelaire sur Théophile Gautier, laquelle n'est comparable peut-être qu'à celle de Théophile Gautier sur Charles Baudelaire...
Mais les temps changent, et les moeurs : aujourd'hui il nous faut l'information rapide, téléphonique, imprimée pour ainsi dire « prophétiquement » et en avance sur le présent : aussi les Anglais, qui nous ont appris le sens du fameux « Time is money » nous ont-ils enseigné l'interview.
Quelqu'abus qu'on ait fait depuis peu de temps de ce mode d'information, on est bien obligé de concéder qu'il a ses avantages et qu'il éclaire souvent d'une clarté intense les replis les plus secrets de la pensée, dévoilant ainsi telles causes inconnues des événements contemporains. Un interviewer fantaisiste nous a révélé, par exemple, en allant habilement interroger un certain Joseph, ex-groom d'un général jadis célèbre, les motifs cachés de plusieurs trahisons éclatantes : « Oui monsieur, a-t-il dit en substance, chaque matin, lorsque monsieur Naquet venait prendre les ordres du général, celui-ci lui passait en riant la main sur la bosse et avait coutume de dire qu'il aurait de la chance toute la journée. Ce que monsieur Naquet faisait une tète ! » — Bien évidemment l'inconvenante plaisanterie quotidienne commise par le général a dû être, plus que le manque d'argent, la raison de l'abandon de son Tyrtée à gages. Saura-t-on jamais pourquoi le beau Mermeix en fit autant ? Quelque vidangeur nous l'apprendra un jour... peut-être !
Mais l'interview a d'autres avantages encore : c'est qu'il est charmant d'ami à ami et que rien n'a plus d'intérêt qu'une conversation littéraire entre deux écrivains où, sous le choc des phrases, jaillissent les idées originales.
C'est pourquoi j'ai pris un de ces matins le tramway qui du bout de Paris où je demeure m'a conduit à l'autre bout, non loin de chez Henry Fèvre, rue... numéro... (ça vous est bien
égal le nom et le chiffre ?). La maison est tout à fait convenable : un escalier clair et propre, ce qui est rare, un ou deux étages, je ne sais plus au juste, à monter, et je sonne. Un jappement me répond : c'est Blanchette, l'épagneule immaculée qui fait son devoir de bonne chienne, et la porte s'ouvre devant Henry Fèvre lui même:
— Je viens « t'interviewer » !
— Et prendre le café d'abord ; justement on va le servir, entre dans mon bureau.
Je passe devant Fèvre, précédé de Blanchette qui me montre le chemin ; une chambre — mon Dieu, une chambre... comme toutes les chambres, seulement avec beaucoup de livres, remplissant trois ou quatre bibliothèques ; et l'oeuvre complète d'Hugo y coudoie Zola et Baudelaire, Flaubert et Alfred de Vigny, Diderot et Chateaubriand.
Blanchette s'assied, moi aussi, mais sur une chaise ; Fève s'appuie à la barre de la fenêtre ouverte et bourre sa pipe : c'est un travail méticuleux, il le fait avec soin, et tandis que d'un pouce habile il comprime dans le fourneau de terre les brindilles odorantes du tabac, je l'examine en silence.
Henry Fèvre est de taille moyenne, plutôt grand, un gas solide, aux épaules larges, à la tête énergique : un visage sain et calme où les yeux sont fins et le nez, un peu allongé, moqueur. Des moustaches courtes, à peine une mouche à la lèvre inférieure, les joues rosées, un air de force patiente et de santé joyeuse. Chose curieuse, cet homme, qui est un doux et qu'il semble au premier abord difficile à mettre en colère, tant une pondération raisonnée est patente en chacun de ses actes comme en toutes ses paroles, fait montre d'une violence extrême, inimaginable même, à certaines occasions : lorsqu'il se souvient de son ami d'enfance, Louis Desprez, condamné à mort pour avoir écrit, en collaboration d'ailleurs avec Fèvre, Autour d'un clocher, ou quand il discute des questions sociales. Alors il se révèle doué d'un tempérament de polémiste implacable : qu'il parle, il s'exalte jusqu'à l'extrême, le sang lui afflue au visage, l'instinct de combativité se réveille en lui et le voilà déchaîné ; qu'il écrive, et les arguments sans répliques, brutaux comme des coups de poings, se pressent dans chacune de ses phrases et assènent de formidables « renfoncements ».
La pipe était allumée et le visage de Fèvre s'estompait déjà en un nuage bleuâtre de fumée.
— Eh bien ça va, les répétitions de l'Honneur ?
— Dame ! je le suppose : j'arrive ce matin même de la campagne où j'ai été faire une petite retouche au cinquième acte et corriger des masses d'épreuves. Mais avec Antoine je suis bien tranquille ; il a dû mettre cela en scène comme pas un et mieux que moi à coup sûr.
— Tu me parais bien calme en effet ; ce n'est pourtant que ton second essai an théâtre, et, en somme, ta première tentative importante. Comptes-tu beaucoup dessus ?
— Oui et non. Tu te souviens de l'accueil fait à En Détresse ? D'ailleurs qu'importe ? Il me suffit d'avoir atteint le but que je me suis proposé.
— Et c'est ?
D'écrire une pièce sans aucune concession ni aux formules d'école, ni aux opinions de la critique, ni au goût du public : une pièce selon ma vision d'art tout simplement. Je ne sais quel sera au juste l'art dramatique de l'avenir et auquel d'entre nous est réservé de réussir. Je tiens peu au rôle de prophète en chambre ; nous sommes tous sujets à nous tromper. Mais voici ma pensée.
La génération qui est venue immédiatement après Emile Zola — a fait usage volontiers d'un procédé photographique qui a l'intention de rendre exactement la nature : mais ils ont parfois négligé l'optique du théâtre, qui existe cependant, c'est indéniable ! On ne peut pas cependant faire abstraction de la scène au plancher incliné, aux murs de toile flottante, au jour de gaz ou d'électricité... Pour moi, il y a au théâtre une mise au point nécessaire qui nous oblige à synthétiser, à condenser les caractères afin de leur donner l'apparence de la vie en en fortifiant encore la vérité. Ainsi, en peinture, le mouvement est-il rendu par un ensemble de sensations visuelles intermédiaires, réduites à une seule.
Il y a ceci encore : tout personnage de scène, quel qu'il soit, fût-ce le bourgeois le plus endurci, ou le pire des gredins, souffre et jouit, est doué enfin de sensibilité, et est par cela même à un moment quelconque de son rôle aussi humainement intéressant que tout autre. Or, c'est de cette sensibilité que je prétends que doivent être doués tous les personnages.
— Mais le théâtre a-t-il pour toi une portée morale, en un mot crois-tu à... ?
— A la théorie de l'art pour l'art ? Mon avis est que le théâtre sera probablement le champ de bataille philosophique social : c'est à nous à combattre les innombrables préjugés qui nous étreignent et pour mon compte j'affirme que la victoire serait plus d'une fois de notre côté sans l'hypocrisie du public actuel : ce public n'est pas assez mêlé ; on arriverait par la diminution du prix des places à avoir des spectateurs dont les opinions diverses se contre-balanceraient. Je suis persuadé du reste que le meilleur public est le public qui va au théâtre sur ses économies. C'est ce public-là d'ailleurs qui juge nos auteurs à la mode ; vois le cas qu'il en fait ; il les lâche.
Ils ont beau traîner à leurs talons un demi-siècle de succès ; s'enjarreter dans leurs guirlandes, marcher sur une litière de lauriers ; avoir écrit vingt, cinquante pièces de théâtre qui ont triomphé dans un tapage de lavoir; être gros, crépus, chauves, moustachus, millionnaires et académiciens, potentats, et la critique baise leurs basques. Ils ont beaucoup travaillé, fait leur pelote. Accordons-leur le Panthéon, et qu'on n'en parle plus. Surtout qu'on ne les joue plus. C'est l'avis du public. A ceux qui parlent de théâtre régénéré, vrai et vivant, on jette bien à la figure l'ennui du public, l'indifférence du public, l'antipathie du public. Tous nos critiques de la vieille école, les autorisés, les patentés, en sont là : l'art ne les intéresse pas en lui-même et pour lui-même, l'art, une vétille ! Et quelle naïveté de rêver d'art au théâtre ; l'art au théâtre consiste à amuser le public, et on dit : l'art du théâtre. Vous amusez le public, vous avez du talent ; vous ne l'amusez pas, vous êtes un bêta. Les auteurs nouveaux, ceux qui ambitionnent de remplacer la convention des types par l'analyse des caractères, et les quiproquos de scène par le jeu et le choc des passions, ces auteurs-là amusent-ils le public ? Cela commence. D'ailleurs, pas d'inquiétude. Du moment qu'on est saturé des anciens, l'avenir est aux nouveaux. C'est logique. Un art ne se produit pas au hasard et sans qu'un public correspondant se forme. Une même évolution des idées et des sentiments entraîne l'auteur et la foule. Un écrivain est toujours l'interprète de ce que pense et sent sourdement le public. Le talent n'est jamais isolé. Seulement il est en général en avance ; un peu de patience, l'accord s'établira. Il s'établit déjà, et c'est avec la plus parfaite symétrie qui m'enchante, dans une proportion délicieuse, que je vois le public s'ennuyer davantage aux « reprises » à mesure qu'il s'intéresse davantage aux « tentatives ».
— A ce propos, ta pièce L'Honneur n'a-t-elle qu'une portée seulement littéraire ?
D'abord ; puis morale aussi, parce qu'elle a été inspirée dans le but et avec l'élan de combattre le préjugé social admis sur ce qui constitue l'honneur féminin, préjugé complice de bien des crimes conçus dans le même ordre d'idées auxquelles Mme Lepape obéit : qui osera cependant la condamner ?
Reste en effet principal auteur responsable de ces méfaits... l'esprit social actuel, imbécilement impitoyable pour la fille sans virginité, pour la femme faite femme en dehors du mariage. Jugement catégorique d'un rigorisme sauvage qui confond dans la même mésestime furieuse et comme rageuse les filles vénales avérées, qui vivent de se vendre, et une fille foncièrement honnête qui, sous une impulsion de sens, se sera livrée au mâle, sans timbrage officiel préalable. Bien d'implacable, d'aussi définitif qu'un cul-de-sac comme ce mépris à pic, cet écartement de lépreux, que la société qui s'intitule des honnêtes gens manifeste immédiatement à la fille prétendue tombée. Une mort civile prononcée. Un mariage seul, consenti par un homme téméraire, pourra enrayer ce mépris ; encore ce philosophe subira-t-il sa part de dépréciation. Mépris fanatique qui condamne la fille-mère à s'avilir, la précipite, l'enterre vive dans les bas-fonds des oubliettes sociales. Déshonneur à tel point sans rémission, sans appel, absolu, damnation morale si terrible, que les parents, de paisibles bourgeois, en pantoufles, de sang tiède, d'esprit rassis, sentent naturellement s'éveiller en eux, devant cet ostracisme de mépris que le ridicule envenime encore, des bêtes fauves insoupçonnées, des assassins de leur propre chair, ou, comme on le voit, des escrocs de l'honorabilité des autres.
Le châtiment reste, en tout cas, immérité, atrocement proportionné par cette moralité barbe-bleue, ce principe d'honneur meurtrier qui souffle leurs crimes aux affolées qui n'ont eu que le tort de disposer d'elles-mêmes sans le consentement des autres, de croire, les naïves, leur chair à elles et libre.
En prononçant ce réquisitoire, Henri Fèvre s'était approché d'un rayon de sa bibliothèque et, tapant sur le dos d'un livre, il ajouta narquoisement :
— Après tout, ne sont-ce pas des idées analogues qu'a défendues à l'usage des sentimentaux, George Sand ?