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Les bienfaits de l'écoute mesurée

Publié le 30 janvier 2010 par Deschibresetdeslettres
Combien de fois mon dieu ai-je entendu, lu, que si je n'aimais pas tel ou tel disque, c'est que je ne l'avais pas écouté assez. L'argument paraît de bon sens, de prime abord : pour juger pertinemment un objet il faudrait en avoir la connaissance la plus intime possible, mais pourtant un postulat comme celui-ci m'apparaît largement biaisé, à tel point que je n'hésite pas à dire que c'est une grosse connerie. Je vais essayer d'expliquer pourquoi, et je vais essayer de proposer également une autre vision des choses, plus à l'écoute de mes principes et plus proche de l'idée que je me fais d'un jugement juste.
Passées les fluctuations des premières écoutes, j'ai souvent constaté que plus on écoutait un disque, plus on l'appréciait (dans le cadre d'écoutes répétées dans une unité de temps relativement faible). Le plaisir éprouvé en musique est à mon avis fortement lié à la question de la mémoire. Je ne tombe pas dans le proustisme de base, nostalgie et réminiscence, il est plus question ici de cognitivisme. Le sentiment d'agréable en musique va souvent de pair avec une reconnaissance, reconnaissance soit d'une forme (les codes d'un genre, les squelettes d'une structure, les signatures sonores d'une scène), soit d'une déclinaison particulière de ces "gestalts" – il s'agit alors du souvenir d'un arrangement précis, d'une mélodie particulière ou de tout autre trait singulier et irréductible d'une chanson. Pour le dire autrement, quand on écoute quelque chose de nouveau on est rarement démuni, on dispose d'un arsenal de pré-conceptions à partir desquelles on oriente notre attention ; et quand écoute un disque que l'on a déjà passé plusieurs fois, chaque nouvelle écoute sera fonction des précédentes, de ce qui en aura été mémorisé et de ce qui sera reconnu. Si vous me suivez un peu, l'idée est que globalement, plus un disque sera écouté, mieux il sera retenu, fatalement, et plus grand sera le plaisir de le connaître de fond en comble, jusqu'au bout des doigts.
Je vais prendre un premier exemple. Si on l'écoute 100 fois, tout disque de pop est un excellent disque de pop songs, car après un tel acharnement on pourra chanter tous les refrains sous notre douche, et le savoir particulier sur ce disque rendra aveugle la moindre tentative de distanciation. Après autant de lectures, peut-on encore reconnaître les influences d'un disque comme au premier jour, peut-on encore penser qu'une chanson est vaine quand on la connaît par coeur ? Cela m'amène à mettre les deux pieds dans le plat : à la question "quel cd amènerais-tu sur une île déserte ?" j'aurais presque envie de répondre "peu importe, ça change rien". Car mettons, si je passe dix ans sur une plage du bout du globe, seul avec un disque, eh bien très vite il ne sera plus du tout question d'un quelconque goût esthétique. Sans point de comparaison, sans choix possible, ce cd, qu'il s'agisse de Pet Sounds ou de Blink 182, sera le seul à ma disposition, la seule musique au monde, et le fait que j'apprécie ou non son écoute dépendra avant tout de moi, de mes dispositions psychiques à écouter quelque chose que je connais, plus que des caractéristiques de l'objet en question. Dans des coordonnées plus communes, cela veut dire qu'à trop écouter un disque, on se perd en lui, et qu'il y a alors quelque chose d'imperméable, d'amniotique aussi, une espèce d'auto-centration qui rend tout recul impossible. Je précise qu'en soit ça n'est pas une tare, qu'au contraire ça peut être très doux, mais cela pose problème quand un tel état est présupposé pour émettre un jugement pertinent et dit "objectif", alors que précisément, quand un disque est trop maîtrisé, il n'y a plus d'objet et de sujet et que l'on est plus du côté fusionnel ou ombilical.
Pour aller dans ce sens, je vais citer un commentaire anodin de Benjamin F, du remarquable blogzine Playlist Society. À propos de ses réserves vis à vis du dernier Midlake il écrivait : "Je lutte tous les jours pour ne plus succomber si facilement aux disques. Si je me laissais aller, je dirais que tout est bien sinon". Je pense que tout est dit dans ces deux phrases. À trop vouloir connaître un disque, dans l'idée très honorable du journaliste qui "maîtrise son sujet", on risque au contraire de basculer dans l'amour incontrôlable de ce qui nous est proche, dans le fantasme que la musique qui tourne ne concerne que nous, n'est jouée que pour nous. Et même, sans suivre ce genre d'hypothèses, on peut être d'accord, a minima, sur le fait que tous nous tendons naturellement vers le plaisir et l'agréable. Qu'on soit physiologiste, freudien ou cognitiviste, on ne peut qu'admettre que nous tentons, à force d'écoutes, d'intégrer positivement un disque, c'est à dire de préviligier par mille façons le sentiment de plaisir sur celui de déplaisir.
Je vois plusieurs choses que l'on peut me rétorquer. J'en vois déjà qui pensent "tous mes disques préférés, j'ai mis du temps avant de les aimer". Je suis de ceux-là. Il n'empêche que ces disques – même si leurs premières écoutes ont été difficiles – ont d'emblée suscité la curiosité, ont manifesté un quelque chose qui poussait à y revenir, et que donc même dans les premières rencontres il y avait les germes d'un futur avis positif, il y avait le truc qui donnait envie d'y revenir, par excitation et non par nécessité méthodologique. Mais de toute façon, même ceux qui sont farouchement opposés à mon propos s'expose à une critique forte. Si pour juger au mieux un disque il fallait la précision et la rigueur d'un entomologiste, comment choisir les disques à dépecer ? Pour une très banale question de temps, on ne peut pas écouter tous les disques 20 fois, ou alors on ne se concentre que sur quelques disques, et alors la question devient : pourquoi donner un tel privilège à ceux-ci plutôt qu'aux autres ? Là encore, la subjectivité intervient de manière radicale.
Plutôt que d'écouter un disque en boucle, beaucoup de fois, et de s'exposer aux risques que j'ai évoqués, il me semble que quelques écoutes suffisent pour porter un jugement sérieux envers un album. Je ne suis pas l'apôtre de la fainéantise, ces quelques écoutes ne doivent pas se faire n'importe comment, ou alors si, à la limite, mais elles doivent en tout cas être réfléchies, analysées en profondeur. Le premier contact avec un album est toujours le plus incertain et le plus créatif. Entre notre a priori de départ et notre sentiment à l'arrivée, il peut se passer mille aventures, mille retournements de situations, notre opinion se construit en live et nos émotions vrillent dans tous les sens. Cette première écoute, bien évidemment, ne suffit pas, mais elle est la plus dense, la plus originale, et dans l'absolu il faudrait presque en prendre des notes. Je ne le fais pas, bien sûr, mais il faut travailler, dans sa tête, à n'oublier aucune pensée en route. Car bien souvent, dès à présent les dés sont jetés. Même si notre première opinion générale n'est pas la bonne et qu'elle va être remodelée par la suite, il y a déjà beaucoup d'éléments qu'il faut méticuleusement réserver car ils sont les plus spontanés, les plus intuitifs et les plus éphémères. Plus que de pouvoir dire si telle ou telle chanson est bien, si cet arrangement vaut le coup ou je ne sais quoi d'autre, on est assailli dès la première écoute par une somme d'impressions, de sentiments globaux, d'idées à la volée qui, bien souvent, signent plus la singularité d'un disque que n'importe quelle analyse particulière, le plus inutile étant de loin l'analyse morceau par morceau.
Ceci étant entendu, il faut tout de même quelques jours, quelques semaines pour sédentariser un avis. Il faut également quelques lectures supplémentaires pour y voir plus clair, pour mieux appréhender notre bouillonnement face à un disque que l'on ne connaît pas. Il faut commencer à pouvoir repérer quelques détails du disque, aussi, pour ne pas parler que de loin, mais c'est là, à cet endroit précis que le jugement d'un disque me semble le plus solide. Même si on l'impression de ne pas être arrêté sur son avis, même si on a l'impression d'être encore inculte et impuissant devant son clavier, c'est dans cet entre-deux, à mi chemin entre le jugement général et la connaissance particulière, que s'écrivent les meilleurs textes. Il peut sembler qu'on juge dans un work in progress perpétuel, dans des questionnements non élucidés, que l'on est encore un peu dans l'a priori et pas dans le travail fini, mais comme l'écrivait le brillant intellectuel Axel Cadieux à propos de la critique de cinéma : "les intentions et ce qu'elles sous-tendent comptent parfois plus que le résultat effectif, c'est un peu le principe qui permet d'accorder potentiellement la même ampleur à un Apatow et à un Visconti". Alors, pourquoi se sentir illégitime à écrire sur un disque que l'on a écouté que trois fois ?

Comme mon texte est très long, j'ai aussi mis une chanson très longue aussi, des krautrockeurs de La Düsseldorf.

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