ou comment trois petits gars passèrent
le rock au rouleau compresseur
Le rock est un rayonnage s’étalant en kilomètres de rêves sonores pour tous les kids désireux de parfaire leur éduction musicale, loin des folles imprécations parentales. Dans cet horizon à perte de vue, il y a bien sûr pour le passionné le risque de s’égarer, de se disperser et, en définitive, d’oublier l’essentiel. A citer avec faconde Hendrix, Big Mama Joplin, les portes béantes de la perception rock, on est un peu passé à côté de Buffalo Springfield, formation cultissime à plus d’un titre. Buffalo Springfield. Une rencontre entre trois guitaristes, l’Amérique, le Canada et une marque de bulldozer. Je m’explique. On est en 1966. Les Beatles sortent Revolver et blablablas. Bref, le monde est sous le choc pop des quatre de Liverpool. Cette onde dévastatrice aura bien sûr un effet salutaire sur l’ensemble de la jeunesse occidentale, y compris ceux qui décident alors de s’armer d’une guitare pour exprimer leur révolte. Le cri primal. La définition du rock. Les Byrds sont les premiers à développer cette tonalité pop à l’aune d’un folk rock typiquement américain. Les nouvelles fragrances harmoniques qui s’en dégagent ont de quoi séduire. Nos oyseaux se sont de plus posés à Los Angeles, Mecque du nouveau rock dont le professionnalisme doit sans doute beaucoup à la proximité avec Hollywood. La cité des anges va voir s’épanouir en son paradis motorisé toute une scène hyper créative, nourrie des velléités psychédéliques, de mise en cette seconde moitié des années soixante. Trois jeunes musiciens qui se cherchaient artistiquement vont ainsi se trouver. Stephen Stills et Neil Young se connaissent déjà, leur amitié remonte à l’année 65 où leurs groupes tournaient dans l’Ontario. Les yeux vifs argent de Stills semblent alors scruter un autre eldorado musical, la Côte Ouest. Les jeunes gens se quittent, se promettant de se retrouver un jour. Qui arrive en 1966. Stills et Furay, le troisième guitariste, sont coincés dans les bouchons qui font le quotidien de Los Angeles. Quand une Pontiac noire de 1953 passe de l’autre côté de Sunset Boulevard avec au volant… Neil Young ! Le destin est en train de se sceller. Enthousiastes et hilares, les amis jurent de ne plus se séparer et pensent sérieusement à monter un groupe : ce sera Buffalo Springfield en hommage à une compagnie de rouleaux compresseurs, la Buffalo-Springfield Roller Company. Les compositions fusent, elles seront étrennées le 11 avril 1966 sur la scène du Troubadour, une boîte branchée de Hollywood. Le succès commence à leur sourire, leur ouvrant les portes de Atlantic Records, la firme du démiurge et mélomane Ahmet Ertegün. Un premier album éponyme est emballé en quelques mois seulement se payant le luxe d’offrir à la contre culture son premier hymne, For What It’s Worth, une composition de Stills. Un style se forge, rageur et aérien où les guitares cristallines s’entremêlent pour notre plus grand bonheur. Ça vous a plu, vous en redemandez encore ? Buffalo Springfield Again nécessite six mois de travail : démarche d’orfèvre qui se ressent dès la première écoute. Sans le côté album concept, cette deuxième livraison n’en est pas moins leur Sgt Pepper’s américain. En dix morceaux, tous aussi excellents les uns que les autres, Stills, Young et Furay condensent garage rock puissant, country classieuse, soul démente, pop baroque, classic rock et même jazz modal. Du jamais vu ! A la fois violent et délicat, l’album surprend. Neil Young qui évoluera en vieux grincheux de la folk et rockeur sauvageon écrit deux compositions, Expecting To Fly et Broken Arrow, qui n’ont rien à envier aux symphonies pop de leurs concurrents anglais. La production est si novatrice que l’on se pince en se disant « Putain, Neil Young a été capable de ça ». Stills n’est pas en reste bien sûr. Everydays fait dans le jazz intello, tout bonnement, quant à Bluebird et Rock & Roll Woman, coécrit avec le déjà incontournable David Crosby, ce sont deux tubes indépassables ! Ritchie Furay ne se la coule pas douce pour autant : on le voit pousser la chansonnette romantique sur le mirifique Sad Memory, donner des cuivres sur Good Time Boy soutenu par Dewey Martin, le batteur, qui sait entrer dans les habits du chanteur soul à voix burnée quand il le veut. N’en oublions pas A Child's Claim to Fame et son côté country cool pour fumeur d’herbe invétéré. L’un des grands chefs-d’œuvre de l’ère pop, dont la production n’a pas pris une ride, vient de naître. Mais les dissensions commencent à apparaître et le groupe de se fissurer lentement. Il faut dire que les personnalités sont fortes. Chacun nourrit des ambitions propres et l’aventure va donc s’arrêter pendant l’enregistrement du dernier opus qui, hélas, ne portera que trop bien son nom : Last Time Around. Paradoxalement, alors que les membres sur la pochette regardent tous dans le même sens, Neil Young tourne la tête, observant déjà sa longue et prolifique carrière solo. Comble de l’ironie, il s’agit en fait d’un photo montage : le groupe n’existe plus. Chacun enregistre ses morceaux séparément. L’album nous réserve cependant des moments de pur délice comme les très pop On The Way Home signé Neil Young et Merry-Go-Round de Furay et le joliment latino Pretty Girl Why dû à la plume experte de Stills. D’un ensemble de qualité émerge pourtant une courte composition de Neil Young qui annonce déjà les futurs classiques : I Am A Child. Une ballade enjouée en même temps poignante qui doit beaucoup au timbre voilé du Loner. A la manière de Love, Buffalo Springfield fut autant le chantre d’une pop aérienne que le vecteur idéal pour des envolées électriques qui marquèrent le rock au fer rouge. Après cette aventure, Furay forme Poco, Stills rejoint Crosby et Nash et lancent ensemble le tout premier super groupe que Neil Young finira par rejoindre un an plus tard. Stills et Young gravèrent en solo ou avec leurs groupes (Manassas pour le premier et Crazy Horse pour le deuxième) des albums passionnants qui ne cesseront jamais de nous habiter, passant notre cœur au rouleau compresseur.
04-02-2010 | Envoyer | Déposer un commentaire | Lu 1591 fois | Public Ajoutez votre commentaire