Deuxième partie d’une lettre d’Auxeméry
à Poezibao., autour du livre Objets d’Amérique
d’Yves di Manno. Lire ici la première partie.
L’ensemble sera complété demain avec un pdf de l’ensemble, téléchargeable.
III
C’est ainsi à cette charnière des
années 70 et 80 que j’ai fait le pas.
L’excursion en Amérique centrale, à laquelle je viens de faire allusion, était
un épisode terminé, et ses séquelles se résorbaient ; j’avais là vécu, et au
retour en France, quelques déboires (ou enchantements, c’est selon…)
sentimentaux. J’avais résolu de mettre de l’ordre dans mes papiers, comme dans
le roman imbécile et merveilleux des amours friables, qui laissent pantois, qui
font cependant la chair même de toute vie. Encore fallait-il les rédiger, ces
papiers probants! M’en mettre sous le nez quelques pages un peu vaillantes.
Je rédigeai d’abord des proses, dont quelques-unes ont été semées ici ou
là : un Monologue de Borgès, où je faisais discuter dans un bouge
de Buenos Aires l’Aveugle avec l’Exilé de l’Europe sombrée,
Gombrowicz ; un Éloge de Loti, le crétin exotiste, le barde et
muezzin foutraque et sérieux comme un pape ivre de soi, le souverain bêta de
Rochefort, le port de tous les débarquements, de toutes les nostalgies
destinées à s’envaser ; une étude sur Kenneth White, qui disait savoir en quoi
consiste la « figure du dehors », et se mesurait, à sa façon, à l’air
du large (ce serait publié plus tard, cela, dans un « dossier »
universitaire); et même une discussion retardée entre Goethe et Eckermann dans
l’Empyrée, où je faisais passer Denis Roche et quelques comparses… Une
plaisanterie.
Cependant, au tournant de ces années-là, la chose, le bloc de solidité
auquel je me suis confronté (après tous ces essais de « traduction »
erratique), ce fut Charles Olson.
J’y songe, d’ailleurs, en considérant le qualificatif ci-dessus : en
langue anglaise, le terme erratics désigne des
morceaux de roche, différant par la composition, la forme, etc. du socle
environnant, et qui on été transporté sur ce terrain depuis leur lieu
d’origine, en particulier par l’action des glaciers… Blocs morainiques
abandonnés. Pierres.
Clayton Eshleman a donné ce titre à un de ses livres : aphorismes secs,
tranchants, agrégats sans poli… Sans apprêt, autre que leur présence
rude. Paléolithique. Caverne à ciel ouvert. Désastre géologique exposé au vent,
au gel, à l’intempérie. Blocs-là.
Sans doute a-t-il eu, en utilisant cette désignation, une pensée pour Olson,
dont la Cité de Gloucester est née au pied d’un bassin de déversement
morainique, à l’extrémité du cap Anne, dans le Massachusetts. Dans les hauts de
Dogtown, le refuge des veuves de marins de la Cité au XVIIIe siècle,
le pâturage des vaches des colons retranchés à distance du port de pêche, il
existe de ces formidables blocs, dont un, nommé la Mâchoire de la Baleine,
appellation melvillienne propre à enchanter le jeune Olson, aux temps des
cueillettes de myrtilles, quand il y venait avec son père, dont il a gardé une
photographie, bras écartés dans la fente du rocher, Atlas/Jonas mâtiné de géant
du Codex Regius, l’Edda des Norrois, et dont il parle dans un
poème-lettre de Maximus.
Eshleman, précisément, j’y reviens : il lançait en ce tournant des années
70 et 80 sa revue SULFUR, que je vois aisément comme le pendant d’outre-océan
de PO&SIE de Deguy. Celui-ci avait publié, dans le numéro inaugural, des
traductions d’Olson (par Roubaud, White et lui-même) ; et SULFUR offrait,
dans ses trois premiers numéros, un peu plus tard, une étude (de Paul
Christensen) et des extraits de la correspondance d’Olson avec son mentor des
débuts, Edward Dahlberg.
J’avais depuis longtemps déjà acquis à la libraire où officiait Di Manno
l’anthologie de la Poésie américaine de Don Allen, publiée au début es années
60, etdans laquelle Olson joue le rôle
de magnétiseur des énergies ; en France, outre PO&SIE, il faut
également noter que la revue L’Énergumène, au titre inspiré de Roche,
donnait quelques traductions d’Olson.
Il me faut maintenant examiner, si l’on veut bien, cette affaire olsonienne. En
faisant quelques détours. Sans perdre de vue le cœur des choses.
La publication aux éditions de Minuit, de Lecture de la poésie américaine
de Serge Fauchereau, date de 1968. Olson est mort en 1970 ; l’édition
définitive de Maximus, par les soins de Butterick, date de 1975.
Il aura fallu plus d’une quinzaine d’années après sa disparition pour asseoir
définitivement le socle de cette figure-là. L’édition des correspondances (avec
Dahlberg, Creeley, Allen, et surtout Frances Boldereff), et celle des poèmes
hors-Maximus, peu à peu, puis le rassemblement des textes de prose (Human
Universe, Call Me Ishmael). Le travail de Ralph Maud, commentateur
éclairé, après quelques autres.
Ce qui doit ici me retenir, cependant, avant d’en arriver à Olson et à la
perspective qu’il m’offrait, ce que je dois ne pas perdre de vue, c’est d’abord
ce que vous dites dans votre « note
complémentaire ».
Deux points.
Un, ceci que dit Yves, plaidant pour une « nouvelle inscription du chant
des hommes dans l’histoire et la conscience communautaire », à propos des Techniciens de Rothenberg. J’ai déjà traité par
ailleurs de ce livre, qui m’a accompagné, comme il a accompagné notre ami. J’ai
essayé d’en rendre compte, en mettant l’accent sur ce fait essentiel qu’il nous
disait quelque chose de nous-mêmes, en nous situant au cœur de la diversité des
cultures. Pas de différence entre un texte de Rabelais, de Blake, ou d’Hésiode
et un texte sumérien, maya ou khmer. Pour moi, cela veut dire :
disparition du nom de l’auteur et de l’auteur dans le poème. On est évidemment
à des années-lumière des rappeurs narcissiques, des branleurs d’ego, des
fabricants de strophes orthonormées, des amoureux de la langue pour la langue
et de leurs acrobaties langagières fadasses… Nous nous rejoignons sur ce double
aspect de la chose en un seul point, pour moi : ouverture à la diversité
des sources et des pratiques, et effacement de l’individu-chantant au bénéfice
du chant lui-même, de la force vitale qu’il génère. On a toujours un peu
l’impression de dater, lorsqu’on se livre comme je le fais ici, ou comme
le fait Di Manno, à cette défense du chant… Pas la ritournelle, évidemment, ni
l’opus lyrique consacré à la démonstration de haute pertinence du bipède
s’égosillant, etc. Pas, non plus, le développement de la tenture, l’étalage du
rideau de motifs savamment agencés pour le cliché final, pose
avantageuse en premier plan. Pas plus, le métier de langagiste, comme il y a
des garagistes : pas le ronron satisfait du moteur, et du pilote.
Non, quand je pense chant, moi, je pense à deux pôles très précis ; je
prends des extrêmes, et signifiants :
1/ la lettre 4 de Maximus, divisées en « chants », lettre
adressée à ses concitoyens, où Olson parle du robinet qui goutte dans l’évier,
de la chasse d’eau qu’il faut réparer avec un trombone, de son père qui remonte
la vieille pendule tous les mois (c’est ce qu’il appelle les
« bénédictions »), où il parle, par contraste, des clichés puants de
la publicité qui nous agressent les oreilles et polluent notre vision des
choses, et qui conclue en se donnant cette ligne de conduite :
Au pays de l’abondance,
garde-toi
de fricoter avec
prends
la route
du contrebas,
prends tes
jambes, va
à contre-courant,
va
chante
et 2/ je pense aux peintures de sable Navajo (créations éphémères, destinées à
la mise en concordance de l’être avec le cosmos), « chants » visuels
conçus pour parler à ce qui dans le dedans de chacun (l’individu, mais dans sa
peau d’animal, et ses organes de mortel sensible au flux du temps, et à
l’aimantation précise du lieu où sa vie prend son sens) va se perdre dans la
« mythe » (pas cette histoire fumeuse qui se récite sans âme, mais la
touche de l’essentiel en tout être aspirant à la vie véridique, dans la pleine
conscience de la mort, et des nécessités de l’amour et du combat parmi les
puissances de l’adversité).
Yves vous dit que vous aviez résumé dans votre « note
complémentaire » la substance de son propos, et vous me demandiez si je
pouvais souscrire à tout cela. C’est fait !
Deux : la question Olson, vue de mon observatoire, avec quelques
compléments ciblés. Et en prenant cette fois pour mire la citation que vous
faites : …constatant « l’abandon de la métrique ancienne »,
notre ami dit que « le poème ne peut affirmer son identité qu’à travers
une forme spécifique, qui le distingue de toutes les autres productions
écrites. »
IV
Il me faut, ici, maintenant,
m’étendre : tenter en fait de faire saisir le problème tel qu’il s’est
posé à moi durant toute mon existence jusqu’à cette minute même.
Di Manno parle ailleurs de « champ d’action » et de
« fonction » du poème.
Plutôt que d’« identité » du poème, je préfère ces termes-ci.
Il ne s’agit pas, pour le définir, de savoir ce qu’est le poème, mais ce qu’il
fait.
C’est exactement cela. Que faire, et dans quel périmètre agir, par la langue,
avec les ressources de la langue, et sans s’en tenir aux solutions rabâchées
par les siècles et les « mouvements » qui ont marqué l’histoire de
notre poésie européenne, et de notre littérature en général ? Et d’autre
part, comment faire, et comment s’inscrire dans… dans quoi ?
Sentiment de l’épuisement d’une part, et d’autre part, désir de fonder.
J’ai toujours vécu dans cette incertitude, au centre d’une faille (qui ne cesse
de s’élargir). Le sentiment du gouffre à habiter (pardon pour l’absolue
indécence, la prétention excessive, l’énormité de la chose telle que je vais la
formuler) est le suivant : héritier d’une civilisation qui a brûlé ses
cartouches (les massacres et les démissions du siècle passé le disent assez),
d’une langue a donné, semble-t-il, tout ce qu’elle avait à donner en fait de
grâce ou de rage définitives (mettons : Rimbaud, Lautréamont, et tout ce
qui s’ensuit et tout ce qui tourne autour avant la lettre de ces deux-là, ceci
pour cadrer), sachant que le moment de ce pays dont j’utilise la
langue, par nécessité de naissance, est passé, mais soupçonnant encore
que cette langue, malgré les avanies et les agressions qu’elle subit chaque
jour – le merdier de l’« éducation », les variétés, la pourriture
médiatique, la crasse grasse des modes et des artifices de la réclame
passée au rang de propagande pour la servitude – que cette langue donc peut
encore avoir des ressources qu’elle n’a pas épuisées, que suis-je ?
Je dis que… Moi dilué, déjà absent de moi-même, avant d’avoir parlé.
Être devenant objet. Porteur de mots, qui me disent moi-même avant que je ne
les prononce. Outre de mots appris, et sus, et admirables (ceux des poètes,
oui), ou abjects (ceux de lamort qui
vient, qui bavarde, qui pérore aux tribunes, sur les écrans, qui ne cesse de
s’entasser dans les machines à reproduire le bruit infâme du monde comme il
va).
Or, on m’a demandé, vous le savez, récemment, de me livrer à un petit exercice
d’interview, où l’on me questionnait sur les poètes américains qui m’ont
influencé, et de dire leur importance, à mes yeux, là-bas comme ici.
Cela rejoignait ce que dit le livre d’Yves di Manno.
Je vais reprendre ces considérations, en essayant de les expliciter avec un peu
plus de… pédagogie, si possible, ou de clarté…, sans esprit de système
toutefois. En fait, je vais dans un premier temps, indiquer quelques étapes
dans mon itinéraire, marquées pour moi par des productions personnelles, qui,
j’espère, seront sensées.
Je remarquais tout d’abord que le premier poème que j’aie considéré dans
ma vie comme publiable, car indiquant une borne à partir de laquelle le moi
s’était dissous dans le poème, fut Enchevêtrement de fleurs jaunes dans
Le centre de gravité : l’épigraphe en est tirée d’un poème d’Ernesto
Cardenal (au Mexique, pour honorer les défunts, depuis le temps des Aztèques,
on procède à la cérémonie en utilisant la fleur jaune du cempasúchitl).
Ce poème évoque dès sa première ligne l’« hivernage » bienfaisant,
qui va régénérer la nature. Senghor venait de publier quelques années
auparavant ses Lettres d’hivernage, et moi, je venais de quitter
l’Afrique définitivement après un séjour déterminant, en Amérique Centrale.
Dans ce poème, je cite Olson, qui vécut au Yucatan, aux débuts des années 50,
avant de se fixer à Black Mountain, puis à Gloucester… Tout ce que j’ai écrit
relève de cette double délivrance : 1/ du long séjour africain, magnifique
et stérile ; 2/ de l’héritage de notre continent : Senghor, symbolisant
parfaitement l’héritage de l’humanisme européen transposé, entonne son
ode lyrique à la Pindare, mais ignore le Nouveau Monde, à part pour glorifier
le jazz, ou stigmatiser la condition du Nègre, ce qui est évidemment honorable.
Mais pour moi, ce ne pouvait être ma voie : je ne suis pas africain, je
suis un Européen, l’enfant d’un continent miné par sa propre histoire.
Début des années 80 : j’étais allé me retirer quelques temps en Grèce pour
lire Olson et Pound. J’avais écrit un autre poème, Les Phaedriades, qui
finit de payer mon tribut à la seconde de ces deux figures : Pound, en
surimpression du dieu de Delphes, en lézard sur les ruines du Vieux Monde. L’avenir,
nous y sommes, me disais-je… C’est ce temps de crépuscule définitif, le nôtre.
Comment y user de la parole poétique à bon escient ? Qu’est-elle, au
milieu du bavardage infini des médias (les plaies d’Egypte, disaient Olson et
Pound, lors de leurs rencontres quand Ezra était interné en hôpital
psychiatrique à Washington pour avoir offensé la République impériale…), dans
le tourbillon des chansonnettes débiles du Spectacle et des péans de haine des
Nations, parmi les débris de toute possible intelligence de l’univers humain.
Je me répète. Que suis-je ?
Il faut dire que c’est le long poème Holocauste, de Charles Reznikoff,
qui m’a donné confirmation, plus substantielle, de la voie qu’il fallait
prendre.
Il s’agit de la mise en forme des témoignages des rescapés des camps de la mort
lors du procès de Nuremberg. : affaire de syntaxe précise, de netteté de
la phrase, de refus de s’impliquer moralement et psychologiquement, de façon à
permettre à l’émotion de passer sans souillure : les « messages», si à la
mode de nos jours, les leçons d’éthique du haut de la bonne conscience, le
tape-à-l’œil lacrymal, tout cela était parfaitement étranger à Reznikoff ; il
avait reçu une formation de journaliste et d’avocat ; il était ami avec
ceux que l’histoire a appelé les Objectivistes, Zukofsky, Oppen, Rakosi, tous
gens qui furent regroupés dans les années 30 sous cette étiquette par W.C.
Williams, dont le credo se résumait à l’adage « No ideas but in things ».
Les faits, d’abord. L’émotion doit naître de la chose telle quelle, dite dans
une langue sans concession à la pose de l’aède inspiré. Poésie, égale tailler
jusqu’à l’os (comme dit l’expression anglo-américaine) : dire le maximum
avec le minimum de recherche d’effet polluant ! La réalité brutale, à dire
dans la langue la plus clairement élaborée…
J’avais donc moi-même, après un travail de traduction éprouvant (sans compter
les insuffisances de la première réalisation éditoriale de ce texte), mon
assise personnelle : Reznikoff, un Américain qui n’avait jamais quitté le
rivage du Nouveau Monde, disait la tragédie qui restera la plaie ouverte au
cœur de l’Ancien, pour les siècles. Il avait fait le même travail de recension
de l’horreur avec Testimony, pour son propre pays, si fier de ses
réalisations techniques de la puissance de son empire, et miné lui aussi par
l’injustice, le racisme, la misère et le cynisme des puissants : Reznikoff
exposait là en chapitres numérotés et classés (régions, ethnies, vie sociale,
usine, champs…) les variations de l’ignominie. Bien plus que Pound peut-être
(la cage à gorille de Pise, suivie de la chambre de l’insensé officiel !),
Reznikoff me donnait une clé : le réel est à sonder, à parcourir, à
exposer. Cela aboutirait plus tard pour moi à un long poème intitulé L’Arbre,
où je mesurerais la formule goethéenne de l’humanisme européen à la
réalité du camp de Buchenwald.
Suite et fin demain