Le rock progressif est un mouvement sacrément intéressant. Si à la toute fin des années 60 et pendant toute la décennie suivante, il a été le fleuron d'un rock toujours plus virtuose et novateur, il n'a cependant jamais su se renouveler formellement ; au milieu des années 70 s'est en effet déroulé un drôle de schisme : on a commencé à dissocier le caractère progressif d'une musique de son caractère progressiste. Si le progressisme est un processus de libération et de dépassement applicable en tout point du spectre musical, l'adjectif progressif, lui, a désormais été associé à une esthétique : les pochettes moches, l'excellence technique et le lyrisme d'un autre âge. Tout à coup, en très peu de temps, le prog est devenu une farce. Alors, bien sûr, les insiders de cette communauté se sont depuis enfermés dans un progrocentrisme délirant : toute musique qui pervertit, qui dénoue les codes en vigueur serait à rattacher au progressif. Mais cette attitude n'a ni queue ni tête, le prog n'a pas le monopole de l'innovation et la tentative constante de redéfinition du mouvement est simplement un cache-misère, misère que de génialement avant-gardiste, le rock progressif est depuis trente ans passé au statut de niche nostalgique ultra-répétitive. Je peux sembler acerbe en écrivant ces mots, mais il n'en est rien, si le prog n'a plus rien à proposer depuis longtemps, je reste cependant admiratif de sa longévité auto-gérée, de son effort de maintenir coûte que coûte une ligne, par des réminiscences proustiennes sans cesse renouvelées. À l'heure où les genres musicaux naissent et meurent dans l'année, le prog fait figure de dinosaure immuable. Quelque part c'est très beau, cette vigueur à ne pas tout à fait mourir. Et même, parfois, un peu plus que pour la beauté du geste, cela donne des disques réussis. Je propose de revenir sur dix d'entre eux, tous sortis après l'an 2000. Comme d'habitude, ce ne sont ni les indispensables de la décennie, ni même les disques que je préfère, seulement une sélection-cocktail, éclectique et représentative de ce que le prog a été ces derniers temps.
Motorpsycho : Heavy Metal Fruit (Rune Grammofon / 2010)
On commence par le disque le plus récent, sorti il y a quelques mois par ce groupe de barbus norvégiens. Motorpsycho est un projet qui flirte avec le blues, le hard-rock et le progressif traditionnel. Heavy Metal Fruit est leur douzième disque, et de ce que je connais leur meilleur. Ça sent la bière comme dans un groupe de stoner, il y a des développements hypnotiques absolument divins et d'une manière générale, leur façon d'alterner gros muscles et mélodies travaillées est tout à fait réussi.e Très recommandable pour assortir son top 2010 d'une ligne d'originalité.
Porcupine Tree : Deadwing (Lava / 2005)
Les faits sont sur mes étagères. J'ai des tonnes de disque de Porcupine Tree. Je ne peux pas nier qu'ils sont un groupe très important pour moi. Après avoir dominé le space-rock dans les années 90, flirté avec le psychédélisme entre deux siècles, Steven Wilson a ensuite commencé à mettre des riffs metal dans sa musique. Dommage, parce que sa voix fluette ne va pas du tout avec. Sauf sur Deadwing, un disque que j'avais eu du mal à apprécier à sa sortie et qui curieusement vieillit très bien. Dynamique, émouvant et précis, Deadwing passe tout seul et pourrait même encore me mettre des papillons dans le ventre.
Dungen : Ta Det Lugnt (Subliminal Sounds / 2005)
Quand on évoque Dungen, on parle généralement juste de pop très psychédélique. Ce n'est pas très grave, en soi, mais ça traduit une méconnaissance profonde de la scène suédoise – parce que Dungen n'a rien d'un phénomène isolé ; le mot ne se passe pas, pourtant il y là-bas une scène progressive ultra-active et tout à fait fréquentable, de Anglagard à Landberk en passant par Anekdoten, Liquid Scarlet, Opeth et donc Dungen. Le point commun de tous ces groupes : la mélancolie et le mellotron. Dungen s'y rattache sur l'empreinte sonore et prend le maquis avec son identité très flower power
Riverside : Second Life Syndrome (Inside Out / 2005)
L'autre scène un peu étonnante qui inonde le prog de nouveaux groupes, c'est la Pologne. Les plus connus sont Satellite, Indukti, Collage mais surtout Riverside. Eux ils sont même pas loin de rentrer dans le peloton de tête des prog bands les plus influents, avec une recette qui synthétise pas mal d'exigences contemporaines du genre, une tristesse qu'ils tirent chez Anathema, une énergie qu'ils récupèrent chez Pain of Salvation et surtout, surtout, une modernité qui ne renie pas les anciens. Charmant à défaut d'être génial.
Maudlin Of The Well : Part The Second (self released / 2009)
J'ai toujours veillé à ne pas considérer Kayo Dot comme un groupe de progressif, mais l'autre projet de Toby Driver, sur cet album en free download (à télécharger ici), lui, se réfère par contre tout à fait à notre sujet d'aujourd'hui. Les sonorités d'époque sont là, très clairement, par contre soyez-en sûrs, on n'a jamais fait de prog comme ici. Sombre et souvent tenté par le classique contemporain, Part The Second est un disque complètement vénéneux. Et dire que ce n'est qu'un album de b-sides...
Echolyn : Mei (Velveteen Records / 2002)
Echolyn (mais j'aurais pu citer aussi Phideaux ou RPWL) incarne un prog qui aurait tout me plaire mais qui me laisse plutôt de côté, du "classic prog" qui s'essaie à la sophistication discrète plutôt qu'à la démonstration, à la recherche de mélodies travaillées plutôt qu'à l'emphase permanente. C'est incontestablement bien fait mais ces fresques se développent sur une définition du rock qui n'est décidément pas la mienne, bien trop lisse et trop vocale pour me plaire. À essayer tout de même : vous avez tout l'album pour vous faire une idée – un album en un seul titre, plus prog tu meurs.
Agalloch : The Mantle (The End Records / 2002)
Agalloch, stricto sensu, est un groupe de metal. Mais même si très marqués par le black et le heavy, il y a aussi beaucoup de place dans leur musique laissée au prog 70's. Si bien que je n'ai aucun mal à considérer The Mantle comme un des plus beaux disques progressifs des années 2000. The Hawthorne Passage, que je mets en écoute, suffit à faire office de preuve : ces onze minutes instrumentales sont sublimes et la lead guitar me donne envie de dire des choses cochonnes.
Discus : ...Tot Licht! (Musea / 2003)
Je vais être honnête avec vous. Je n'ai jamais pu écouter ce disque en entier. Vous pouvez tenter le défi, mais c'est juste trop exigeant et trop fou. Déjà, un groupe indonésien avec que des asiats dedans qui font du prog, ça s'invente pas. Et puis ils font du Faith No More mélangé à du folklore local et au pire du pire du symphonique actuel. Voyez le tableau. Ce truc est juste insensé, et au fond plutôt nul – mais c'est ça, aussi, le prog des années 2000.
Discus - System Manipulation
Moon Safari : Blomljud (Blomljud Records / 2008)
Je vous ai précédemment parlé de la scène suédoise, très sombre et avant tout marquée par King Crimson. Mais il y a aussi une contre-scène beaucoup plus ensoleillée et flamboyante emmenée par les Flower Kings et dont font nouvellement partie les Moon Safari. Eux ont une belle particularité puisque ils sont un des seuls groupes prog à citer explicitement les Beach Boys, dont vocalement ils tirent beaucoup. Du côté instrumental, ça lorgne pas mal du côté de chez Yes et surtout Camel. C'est un peu cheap, parfois agaçant, mais à quelques instants ça prend étonnamment bien.
Moon Safari - Other Half Of The Life
The Mars Volta : Frances The Mute (Universal Records / 2005)
Enfin un disque que vous connaissez à coup sûr ! The Mars Volta, c'est le seul groupe mainstream à pouvoir se définir sérieusement comme progressif. Dans le petit monde de la hype, c'est d'ailleurs un OVNI, on a rarement vu zicos aussi doués et masturbateurs se faire encenser de la sorte. Et plutôt à raison, pour ce disque notamment, c'est très réussi et l'influence santanienne est délicieuse. Et L'Via L'Viaquez, quelle claque !