L’exposition Nadar, au Château de Tours, sous l’égide du Jeu de Paume (jusqu’au 7 novembre) est bâtie sur l’opposition entre le père et le fils, entre Félix et Paul, l’un créateur, inventeur, l’autre développeur et promoteur, l’un construisant une norme, l’autre, sous couvert de ses caprices, la transportant dans un autre univers. Félix photographie ses amis, hommes du monde et dandys romantiques en créant le genre du ‘portrait de célébrité’ : on voit défiler dans son studio aristocrates, écrivains, diplomates, un panthéon de grands hommes en tout genre (et de rares femmes).
Un des intérêts de cette exposition est que les tirages ont été faits à partir des plaques telles quelles, sans retouches : apparaissent ainsi dans l’image des traces étranges, lépreuses, envahissantes, griffures, taches, marques, signes du temps passé. Voyez ci-dessus le digne Baron de Mohrenheim, Ambassadeur de Russie à Paris qui, impassible, doit cohabiter avec un monstre du troisième type, rideau
gluant qui le soutient et le phagocyte. Voyez comment Verdi est peu à peu envahi par des craquelures rythmées, quasi cadencées, musicales. Quant au général Tcheng Ki Tong, dont je ne sais rien, mais sur qui on peut tout inventer, tout fantasmer, il pose devant un fond uni de papier froissé, sans décor mais non sans profondeur. À côté de ces portraits mondains apparaît avec Paul Nadar l’univers du théâtre, de la danse, de la représentation (en tout cas d’une autre forme de représentation), le demi-monde. Le fond neutre cède la place au décor (avec parfois, avant recadrage, des assistants qui le soutiennent). Les mines compassées deviennent mutines, séductrices ou boudeuses ; les sourcils froncés de Mademoiselle Kruger, dont le maigre décolleté dit peut-être l’extrême jeunesse nous intriguent bien plus que l’anatomie de Madame de Gaby, Vénus en tableau vivant au Théâtre des Variétés, air revêche, corps sculptural et intimités estompées sous le voile. Plus amusantes sont les six coryphées de la revue Paris Boulevard au Théâtre des Nouveautés, joliment court vêtues ; une ou deux en rajoutent même dans l’aguiche. Photographie d’artifices, artifice de ces toutes jeunes filles en nymphes érotiques, artifice du décor soutenu par les assistants, artifice de notre regard, charmé mais pas dupe. J’aime bien aussi Mademoiselle Duval, danseuse à l’Olympia, aimablement ridicule au milieu de ses jouets, poupées, marionnettes et, ciel, un bouc empaillé ! À l’émergence du demi-monde, c’est avec les stars que le studio Nadar s’accomplit : pour elles, compte l’image, sa diffusion. La photographie devient un support de leur promotion, un outil de pipeulisation. Elle n’est plus seulement le témoignage de la vertu d’un Hugo, du talent d’un Baudelaire ou de la dignité d’un grand-duc russe, mais elle sert et renforce désormais la révérence du public envers Sarah Bernhardt (ici en Pierrot triste où les taches de la plaque photographique sont comme autant de larmes), l’admiration devant l’immense beauté de Cléo de Mérode, les rêves des midinettes ou des grouillots.Dans cette construction de la représentation, dans cette ébauche belle époque de la société du spectacle, au milieu des dandys et des histrions, là où l’apparence est reine,
une photographie de l’exposition, apparemment anodine, accrochée entre deux portraits d’ambassadeurs exotiques, représente un Arabe. Ou peut-être un homme déguisé en Arabe, un aristocrate franco-italien, épris de paix, opposé à la colonisation mercantile, altruiste ; une autre photographie, un peu plus loin, le montre en parfait homme du monde parisien. Mais ici, ce jour-là, au studio Nadar, Pierre Savorgnan de Brazza a choisi de revêtir des habits indigènes pour son portrait : affirmation politique, suprême dandysme, oxymore du colonisateur humaniste ?Photos de l’auteur, excepté Sarah Bernhardt, Cléo de Mérode et Paris Boulevard (courtoisie du Jeu de Paume). Toutes les photographies présentées ici proviennent de la Médiathèque de l’Architecture et du Patrimoine. Voyage à l’invitation du Jeu de Paume.