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à la recherche du monde avec Garcia Lorca, Merleau-Ponty, Cezanne et Van Gogh

Publié le 31 mai 2010 par Yoya

à la recherche du monde avec Garcia Lorca, Merleau-Ponty, Cezanne et Van Gogh« Je ne connais pas seulement le monde mais comme dit Heidegger, je suis au monde. La philosophie a pour rôle de faire retrouver le lien avec le monde qui précède la pensé proprement dite. »1. Que voir, ce soit toujours voir plus qu’on ne voit, voilà un présupposé de la philosophie Merleau-Pontienne qui ne va pas de soit pour la plupart des gens. Pourtant devant un tableau, quelque chose choc, quelque chose inonde. Ce je-ne-sais-quoi peu frapper n’importe qui, du connaisseur au néophyte, qu’il l’avoue ou non, il est devant quelque chose, une nature morte qu’il aurait pu voir dans sa cuisine des milliers de fois, mais devant laquelle il s’arrête parce qu’il y voit plus, il y voit une profondeur et une vérité délirante. C’est que l’artiste est capable de se déprendre des représentations académiques, des représentations toutes faites, des sédimentations culturelles qui viennent se greffer sur les choses et nous font oublier ce qu’elles sont. Si l’artiste « ne sait pas comment les mots s’en trouvent en lui » comme dit Proust, c’est bien parce que dans le processus créatif il oublie ce qu’il a appris, il oublie qu’il sait, il se déprend de l’académisme, il oublie qui il est, et en quelque sorte, sort de son corps et se laisse aller à cet étonnement primitif, il est au monde. Qu’une idée se trouve alors, à l’occasion d’une perception, réveillée en lui, cela n’infirme en rien notre thèse car comme le dit Merleau Ponty, tout objet visible contient sa part d’invisibilité, entendre par là une profondeur mystérieuse, une sorte de doublure qui n’est pas pour autant le contraire du sensible mais quelque chose du sensible. Ainsi tout les apparences sont le déguisement de lois inconnues, le monde nous apparaît travesti, déguisé par les sédimentations sociales et culturelles qui nous empêchent de voir la chose en soi et sa part d’invisibilité. C’est là que l’artiste intervient, avec toutes les difficultés que cela implique pour comme dit Paul Klee « rendre visible ».

De quelle manière l’artiste rend présentes les choses mêmes, plus qu’aucun autre scientifique, plus encore que le philosophe, voilà la question qui intéresse Merleau-Ponty à travers les oeuvres, les vies et les pensées de personnes comme Proust, Cézanne ou Léonard de Vinci. Comment l’art permet l’émergence du nouveau dans un monde sclérosé par la nécessité voilà ce qui nous intéresse. Si le philosophe avance avec sûreté dans ce retour au lebenswelt puisqu’il a derrière lui une tradition de laquelle il s’inspire, il me semble que l’artiste, lui lorsqu’il éprouve cette expérience est un écorché vif, vivant ce retour d’une manière abrupte dans une espèce de lutte ou tout joue contre tout. Cette lutte m’a semblé trouver son expression la plus juste dans une conférence de Federico Garcia Lorca sur le Duende.

Il me semble que lorsque Merleau Ponty dit : « il faut comprendre la perception comme cette pensée interrogative qui laisse être le monde perçu plutôt qu’elle ne le pose, devant qui les choses se font et se défont dans une sorte de glissement en deçà du oui et du non »2, il décrit l’attitude de n’importe quel Homme qui se trouve devant une oeuvre d’art. Je m’explique : en dehors d’un musée, d’une salle de concert ou de théâtre, nous percevons les choses d’une manière restreinte, nous les percevons dans la sphère de la nécessité d’agir. Elle se développe sur deux axes : 1) les nécessités vitales (se nourrir) 2) les nécessités sociales (travailler, bien se conduire, conserver le lien sociale que nous entretenons avec les individus). Or si l’artiste à travers une oeuvre nous fait voir plus que ce que nous voyons, s’il arrive à représenter des choses qui sont en deçà du oui ou du non c’est que, comme dirait Bergson, c’est un distrait, il est distrait de la nécessité d’agir. Autre formule : il distend les mailles de la nécessité. Comment s’y prend il ? En fait pour en revenir à Merleau Ponty, il se déprend de tous ses acquis, de « la nécessité indirecte qui pèse sur {sa} vision »3 et va droit aux choses.

à la recherche du monde avec Garcia Lorca, Merleau-Ponty, Cezanne et Van Gogh
Pour expliquer, si tenté qu’il est explicable, ce procédé (qui n’en est pas un, et j’ose à peine parler de mécanisme inconscient de peur de me faire engueuler par les disciples du très révéré Michel Onfray, vous savez ce type là, qui n’utilise jamais de concepts…), j’en appelle donc maintenant à Federico Garcia Lorca et à une conférence qu’il a donné en 1933 intitulée « Jeu et théorie du Duende ». Je vous donne les dates de Garcia Lorca : 1898-1936. C’est un poète et dramaturge de ce qu’on appelle l’avant garde espagnol.  Dans cette conférence vous l’aurez compris il nous parle du Duende qui me semble être un concept intéressant pour comprendre la philosophie Merleau-Pontienne car il permet de décrire cette expérience originaire de rencontre avec le monde, d’être au monde. Le mot Duende a deux sens : le premier, c’est son sens étymologique « dueño de la casa » qui signifie le maître de la maison, une sorte d’esprit frappeur qui frapperait les maisons andalouses de temps à autre et causerait des nuisances. Dans la culture flamenca il désigne un sorte de charme indicible, un moment de transe ou chaque assistant est comme transporté par cette rencontre, certains vont jusqu’ en déchirer leur vêtements, d’autres fondent en larmes, c’est la présence de grâce mêlée à la passion. En quelque sorte une exhortation à vivre tout le « refoulé », tout l’emprisonné, le moment rare ou nous sommes en présence de notre être-intime et vulnérable. En tout cas, ces deux définitions tendent vers une sorte de mise en présence de quelque chose d’inhabituel, d’à la fois magique et dangereux, quelque chose qui va droit au coeur de l’émotion. Cette expression de duende consacrée au Flamenco, Garcia Lorca l’élargie à tous les arts et à toutes les capacités de perception : « l’initié qui admire comment le style triomphe d’une manière pauvre, et le profane qui éprouve confusément une émotion authentique »4. Dans ce texte il est intéressant de voir comment il distingue ce qu’il appelle « l’ange », « la muse » et le « duende ».

L’ange c’est la technique : « il guide et soigne, annonce et prévient, vole au dessus de la tête et éblouie »5 nous dit il. Tout est dit ici : la technique c’est la bonne conscience qui lui dit que faire ceci détruira l’harmonie de l’oeuvre et l’empêche d’agir, en plus elle l’aveugle, lui colle des œillère, elle place comme dirait Merleau Ponty une frontière entre nous et la chose. « La muse, c’est le style et le fond en partie »6. C’est donc une sorte d’état intermédiaire mais encore bancale, l’ouverture au monde n’est pas encore parfaite, la muse vient un peu bousculer l’ange, le charme et l’adoucie, lui permet d’accorder à l’artiste plus de liberté mais il reste encore ferme sur certains points et l’artiste finalement reste insatisfait, frustré presque au sens sexuel du mot. En d’autre terme, à ce stade, il est encore incapable de trouver véritablement l’en deçà des choses, « les racines qui s’enfoncent dans le limon que nous connaissons tous, mais qui donne de la substance en art »7. C’est alors que chez certains génies, quelque chose s’opère, le duende au milieu de l’oeuvre morne se fait jour. Il « se réveille dans les dernières  demeures du sang »8, assomme l’ange et viole la muse ou comme dit Garcia Lorca « pour chercher le duende, il n’existe ni carte ni ascèse. On sait seulement qu’il brûle le sang comme une pommade d’éclats de verres, qu’il épuise, qu’il rejette toute la douce géométrie apprise, qu’il brise les styles, qu’il s’appuie sur la douleur humaine qui n’a pas de consolation. »9. Dans le même temps il brise la frontière corps esprit, il est synthèse du dehors et du dedans, inondation du monde dans l’être et de l’être dans le monde. Il est une lutte pour l’expression, le passage réciproque comme dirait Merleau Ponty, d’un intérieur vers un extérieur et d’un extérieur vers un intérieur. Bref le duende suppose un appauvrissement du savoir faire, une ouverture maximale pour que le monde nous parcours et aussi une mise en danger de l’être, une fatigue physique et nerveuse, tant le duende annonce le baptême permanent des choses, une incompréhension des autres qui ne peuvent que désapprouver notre désintéressement vis à vis de la nécessité, qui s’inquiètent aussi de ce déséquilibre (au sens stricte comme au sens figuré) qui est pourtant condition de toute création en tant qu’il rompt avec la vie morne et moite, enlisée dans les habitudes. La création d’une grande œuvre est donc un exercice à la fois magique et risqué qui rend fort mais qui brûle.

J’ouvre une parenthèse. L’ivresse est un état étrange, intermédiaire qui peu peut-être permettre de comprendre ce que je veux dire pour ceux d’entre vous qui ont déjà été saoul. Lorsque nous sommes saouls, un monde nouveau de perceptions s’offre à nous, nous voyons les choses d’une manière différente et nos gestes mêmes sont plus lents, plus vagues et aléatoires. Et puis en même temps il y a cette espèce d’errance mentale, où notre esprit passe de choses en choses sans réellement comprendre ce qu’elles sont. L’art c’est précisément la création de ce genre de déséquilibre, c’est un peu la même chose que d’être saoul devant le monde que d’interroger le monde comme le fait l’artiste puisque les choses se présentent à nous d’une manière nouvelle. Lorsque Proust croque dans sa madeleine et bois une gorgée de thé, il ressent une chaleur familière. Cette perception anormales, ce bien-être qui intervient alors qu’il allait mal il y a encore quelques instants, l’interroge : « Mais à l’instant même où, dit il, la gorgée mêlée des miettes de gâteau touche mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d’extraordinaire en moi »10. Proust tressaille, il a un déséquilibre, un renversement s’opère dans son esprit, il entre dans une espèce d’errance mentale ou les souvenirs s’entremêlent avec les émotions qu’on en a et les objets auxquels ils sont rattachés. Ce moment c’est le moment de l’art.

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J’aimerais à présent illustrer cette espèce de théorie du duende par un exemple concret que reprend régulièrement Merleau-Ponty et qui est celui de Cézanne. Si notre philosophe voit en Cézanne une sorte de compagnon de bataille, il me semble que c’est pour la raison suivante, énoncée dans Sens et non Sens : « Nous vivons dans un milieu d’objets construits par l’homme, entre des ustensiles, dans des maisons, des rues, des villes et la plupart du temps nous ne les voyons qu’à travers les actions humaines dont ils peuvent être les points d’implication. Nous nous habituons à penser que tout cela existe nécessairement et est inébranlable. La peinture de Cézanne met en suspend ces habitudes et révèle le fond de nature inhumaine sur lequel l’homme s’installe. C’est pourquoi ses personnages sont étranges et comme vu par un personnage d’une autre espèce. La nature elle-même est dépouillée des attributs qui la préparent pour des communions animistes : le paysage est sans vent, l’eau du lac d’Annecy sans mouvements, les objets gelés hésitants comme à l’origine de la terre. C’est un monde sans familiarité, où l’on est pas bien. »11. Il m’apparaît ici plusieurs points commun entre Merleau-Ponty et Cézanne.  Tout d’abord parce ce que cherche à saisir le peintre ici, ce n’est pas une ride qui rendrait le portrait ressemblant, une couleur qui animerait le teint du visage bref, un coup de pinceau qui rend la représentation identique à la chose ou la personne représentée. Ce qui rend le tableau vivant ici, c’est justement qu’il n’est pas vivant de la même manière qu’un homme naît, se développe, se reproduit et dépérie par lui-même ou que les feuillent d’un arbre s’agitent au grés du vent. Non… Ce qui rend vivant c’est la part d’invisible qu’il soulève en chacun de nous, c’est l’idée qu’il éveille, c’est qu’il nous parcoure et que nous les parcourons. Dans « Tres de Mayo » de Goya, si l’on regarde bien le tableau, ce n’est pas la représentation d’une exécution sommaire que nous voyons, ou du moins nous le voyons très peu de temps car tout de suite nous sentons qu’il y a quelque chose de plus. Nous voyons ces hommes bien plus mort qu’encore un peu vivant, nous voyons les soldats partir sans se retourner, et au pas de course, nous voyons un homme à qui il reste encore un souffle de vie se tordre de douleur, nous voyons des millier d’autres choses, nous sentons l’odeur de la poudre et des cadavres, le sang dégouliner de nos mains, nous voyons l’idée de la guerre et ses conséquences inhumaines et nous voyons enfin que « les paroles les plus chargées de philosophie ne sont pas nécessairement celles qui enferment ce qu’elles disent, que ce sont plutôt celles qui ouvrent le plus énergiquement sur l’être, parce qu’elles rendent plus étroitement la vie du tout et font vibrer jusqu’à les disjoindre nos évidences habituelles »12. Disjoindre nos évidences ou encore détendre les mailles de la nécessité, pour faire apparaître l’interstice, l’émergence de l’idée. Ce que Cézanne représente, c’est justement cette vie allégée si l’on peu dire des contraintes imposées à l’être, allégée du monde de la folie des petitesse comme dit Pialat dans son film L’amour Existe. C’est un quelque sorte une vision en voix d’extinction que le peintre sauvegarde. Chez Cézanne là encore tout joue contre tout, et Merleau-Ponty nous le raconte. Cézanne va dans les musées, apprend des grand peintres, reproduit des tableaux, apprend les théories de la perspective. L’ange et la muse sont bien présent et puis il arrive le moment ou Cézanne rentre chez lui, s’endore et laisse travailler sa mémoire. Le matin il se réveille se plante devant sainte Victoire pour la énième fois, l’observe, fait table rase de toutes ses connaissances pendant un court instant se laisse parcourir par la montagne, la parcourt à son tour et fait sortir de la l’idée, ce qu’il appelle le « motif ». Je ne sais pas si on peut parler d’un devenir montagne chez Cezanne, ce que je sais c’est qu’il y a une véritable démarche au fil des tableaux la représentant pour se l’approprier, pour la faire sienne. Le duende est alors une science intuitive. Cette interrogation continue du monde, cette obsession est caractéristique de deux choses : la première c’est la volonté de montrer que le visible est toujours changeant toujours différent, que jamais il ne nous apparaît dans son entièreté quand bien même nous l’aurions peint cent fois, il y aura toujours quelque chose de nouveau à en tirer. La deuxième chose c’est une volonté de liberté, une liberté acquise au dépend de la nécessité, au dépend du lien social, au dépend de sa propre vie, une liberté dont on est jamais sûre qu’elle est acquise puisque les tableaux que l’on peint sont toujours jugés par d’autres, sans cela nous en resterions à un stade encore inachevés, nous ne serions pas encore libre.

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J’ai trouvé chez Artaud encore un lien avec la philosophie Merleau-Pontienne et c’est par ce lien que j’aimerais terminer. C’est à mon sens un lien fort, puisqu’il montre l’extrême intelligence que Merleau-Ponty a de l’art tant ses propos se rapprochent de ceux d’Artaud, malgré les différences de registres qui sont celles d’un philosophe qui parle de l’art et d’un poète qui parle d’un peintre. Les dates d’Antonin Artaud : 1896-1948, Van Gogh le suicidé de la société est écrit un an avant sa mort en 1947. Ce livre constitue un vibrant hommage à Van Gogh ainsi qu’à tous ceux qui sont écorchés vifs par leur propre art, à tous ceux qui sont des envoûtés éternels. On peut lire : « Le merveilleux est que ce peintre qui n’est rien d’autre qu’un peintre et aussi de tous les peintres-nés celui qui a fait le plus oublier que nous ayons affaire à de la peinture, à de la peinture pour représenter ce qu’il a distingué, et qui fait venir devant nous, en ayant la toile fixe, l’énigme pure, la pure énigme de la fleur torturée, le paysage sabré, labouré et pressé de tous les côtés par son pinceau en ébriété. Et quel est mieux que l’invraisemblable Van Gogh, le peintre qui a compris le phénoménal du problème, lui chez qui tout vrai paysage est comme en puissance dans le creuset où il va se recommencer. »13. Chacun donc a son peintre, son écrivain, son artiste qui correspond a son projet de pensée, qui révèle les idées directrices de son être, qui représente au plus près la façon que notre âme a de se représenter le monde, d’être au monde. Le peintre est comme un ami avec lequel on a jamais fini de discuter du monde, sa vision des choses entraîne la notre et toujours elle est a recommencer, à retrouver.

Notes

  1. Parcours 1935 à 1951, Maurice Merleau-Ponty, page 66
  2. Le Visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, page 136
  3. Le Visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, page 134
  4. Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 33 ed. Allia
  5. Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 17 ed. Allia
  6. Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 19 ed Allia
  7. Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 13 ed Allia
  8. Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 21 ed Allia
  9. Jeu et Théorie du Duende, F. Garcia Lorca, page 23 ed Allia

10. Du côté de chez Swann, Marcel Proust.

11. Sens et non Sens, Maurice Merleau-Ponty, page 22

12. Le Visible et l’invisible, Maurice Merleau-Ponty, page 137

13. Van Gogh le suicidé de la société, Antonin Artaud, pages 1457 et 1458 ed. Quarto



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