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Avoir onze ans nous rend invisibles. - Giorgio Vasta - Le temps matériel (Gallimard, 2010 - trad. Vincent Raynaud) par Antonio Werli

Publié le 06 septembre 2010 par Fric Frac Club
Avoir onze ans nous rend invisibles. - Giorgio Vasta - Le temps matériel (Gallimard, 2010 - trad. Vincent Raynaud) par Antonio Werli En mars dernier, nous accueillions Benedetta De Lucia pour une note longue, passionnée et passionnante sur un roman paru en Italie il y a deux ans, Il tiempo materiale de Giorgio Vasta. Publié aujourd'hui chez Gallimard, il me semble indispensable d'y revenir, car sa densité et sa richesse, sans parler de sa superbe langue (parfaitement rendue en français par Vincent Raynaud), en font un livre de première importance - qui n'est pas sans rappeler ceux de Giosuè Calaciura. Avoir onze ans nous rend invisibles. - Giorgio Vasta - Le temps matériel (Gallimard, 2010 - trad. Vincent Raynaud) par Antonio Werli
Avoir onze ans nous rend invisibles.
Le temps matériel raconte, par la voix d'un gosse de onze ans, l'épopée qui sera la sienne et celle de ses deux copains, en 1978 - année de l'assassinat d'Aldo Moro, événement marquant s'il en est... et de la coupe du monde de football en Argentine -, qui dans une opération de miniaturisation et de mimesis vont condenser et faire exploser ce qui fait la société italienne de cette époque. Et derrière les enjeux politiques et sociaux sur lesquels Benedetta a insisté dans son texte (du fait entre autre que l'Italie n'a pas tant changé depuis lors...) et qui je pense touchera bien plus le public italien que le public étranger (quoiqu'on peut largement s'y retrouver), j'ajouterai ma touche - suivant la sienne - concernant les réflexions sur l'enfance et le langage, qui sont l'essence et le moteur du Temps matériel. Nimbe, Rayon et Envol recouvrent leurs noms civils de ces surnoms (non pas qu'ils les cachent, mais transforment, ou révèlent ces gamins) et s'entraînent à sculpter leurs corps. Ces jeux d'enfants aboutissent à l'élaboration d'une langue commune et gestuelle, l'alphamuet, qui représente pour eux le dernier rempart à la perte pressentie de leur intégrité. L'alphamuet les rend non seulement autonomes, mais aussi puissants, créateurs. J'y vois aussi une volonté de Giorgio Vasta de rendre au langage et donc à la littérature une confiance et un pouvoir que le lecteur contemporain aurait pu perdre, ou même a perdu : la littérature, qui est un duel terminal et pourtant interminable entre mensonge et vérité, est avant tout un geste. Il n'est d'ailleurs pas fortuit qu'aucune littérature n'est citée dans le livre, hormis un ouvrage technique sur la vie des abeilles qui sert de manuel oraculaire à Nimbe, et les livres scolaires ou enfantins, rien de plus normal. Hormis les Brigades Rouges, seul canon, qui « sont les seuls en Italie à écrire comme ça. », « personne ne parle comme nous [...] Aujourd'hui, maintenant ». Ne peut-on pas voir ici un symptôme d'une autonomisation réalisée de la littérature et de l'art ? La brisure du lien que l'art entretient avec la vie, la société aujourd'hui ? C'est ce que semble décrire Vasta en traversant cette année 78. La littérature n'a pas de sens car le langage même a perdu le sien : il est nécessaire d'en (re)composer un nouveau, un inédit, d'en révéler un invisible. Ce n'est pas tant leur âge qui les rend invisibles, sinon qu'ils évoluent dans un monde qui les fait disparaître - et de fait, il est indispensable d'en profiter et d'accepter l'invisibilité comme un état de force. Il est probable - peut-être inévitable - qu'en vieillissant, ils ne puissent plus se rendre compte de ce qui est visible et invisible, justement. D'où leur nécessité d'investir les creux et interstices que peut comporter la société, leur quotidien, et d'inventer : l'alphamuet et le terrorisme : la clandestinité intégrale. Comme Benedetta le souligne (Nimbe ne sait déjà plus ce qu'est l'innocence), on entre dans Le temps matériel en ayant laissé toute innocence. Nimbe c'est notre narrateur, cette jeune âme fascinée par l'infection, la rouille, la mort... et le langage. Vasta dresse un tableau de Palerme plein de souillures et d'infections. Lorsqu'on est au quotidien avec des chats malades et crevés, avec des visages autochtones que le dialecte palermitain défigure - « le dialecte leur a explosé dans la bouche, détruisant leur traits » - on n'a plus rien à apprendre de l'extérieur, de la famille, de l'école, de la rue, de la société. On cherche les ressources en soi. La perte de l'innocence est immédiatement montrée au lecteur par l'excellente maîtrise de la langue de Nimbe, sa voix sublime, lyrique, riche, sensuelle qui est celle du poète, du linguiste, du démagogue. Il est impossible de ne pas avoir conscience de la grande ironie du monde (« l'ironie - notre bête noire ») lorsqu'à onze ans on parle comme Nimbe. Mais très vite, on apprend que cette perte d'innocence est paradoxale, et que le « non-jeune garçon » ne peut accepter cet état général ironique :
Sur cette photo, nous sommes tous ironiques. Et moi, l'ironie me blesse. Pire : je la hais. [...] Parce qu'il y en a de plus en plus, de l'ironie, il y en a trop, la nouvelle ironie italienne qui brille sur toutes les faces, dans toutes les phrases, qui lutte chaque jour contre l'idéologie, qui lui dévore la tête, et en l'espace de quelques années il n'en restera plus rien, de l'idéologie, l'ironie sera notre seule ressource et notre défaite, notre camisole de force, dans notre désenchantement nous adopterons tous un ton ironico-cynique, nous serons capables de deviner la succession des répliques, le bon rythme, de désamorcer d'un coup l'allusion et de la laisser s'estomper doucement.
En réalité, ces trois gamins, Nimbe, Rayon et Envol, sont trois petits monstres comme tous les gosses de onze ans sont des petits monstres. Sales gosses qui se prennent pour des adultes, sales petits gosses : un pied dans leur petit monde d'enfants, imaginaire et fabuleux et bourré à craquer de volonté, monde démiurgique ; et un pied dans le monde des grands, adulte et désenchanté, ironique et corrompu, monde destructeur. A cet âge-là, on n'est plus innocent, mais on est en train d'assimiler la nostalgie, non encore entièrement consciente, qui va naître par la suite : nostalgie du paradis perdu de l'enfance. Ou quelque chose comme cela. On commence à avoir l'intuition ou l'instinct qu'adulte, on ressentira une perte immense de quelque chose qui n'était pas nommé auparavant. C'est ce que je vois dans cet apprentissage autodidacte de la vie. L'éducation des trois copains se fait d'abord par les leçons qu'ils tirent eux-mêmes, puis des expériences, expérimentations, ritualisations qu'ils réaliseront comme une initiation factice mais effective, prenant la place des rites qui devraient être sociaux ou familiaux. D'abord par cette langue que le lecteur entend, comme je le disais plus haut. Ensuite par les actes, les actions, les gestes. Les jeux d'enfants, souvent pourtant cruels, sont dans un monde monstrueux plus cruels et violents encore. Benedetta l'a souligné, le modèle qui enclenchera la mimesis, provient de la télé, des journaux, des médias où les images sanglantes et explosives provoqueront des dégâts irréparables - investissant le monde enfantin. Ils amplifient ces petites choses de gosses qu'on oublie avec le temps : il ne rend pas exactement adulte mais transforme en non-jeune garçon, il introduit l'ironie - abhorrée - dans le corps et l'esprit des petits gars. Avoir onze ans nous rend invisibles. - Giorgio Vasta - Le temps matériel (Gallimard, 2010 - trad. Vincent Raynaud) par Antonio Werli
C'est la fin des simulations, des spasmes inutiles, de l'infection qui n'infecte pas.
Nimbe joue à l'infection au début du roman. La nuit, au lit, il fait semblant de mourir, découvrant que le spasme, charnel, est à la fois annonciateur de la mort et de l'extase. La fascination pour la décomposition du corps, l'infection, la mort le pousse à expérimenter plus loin - et avec l'aide de ses amis, et le catalyseur social qu'est la rumeur médiatique, il traversera les étapes de son initiation autodidacte et vaccinante. Après avoir enfermé un moustique qui a piqué la petite fille muette et créole Wimbow , Nimbe l'attrape et le conserve, tente de le nourrir, de le domestiquer, en vain, car il s'agit de deux mondes : je dirais que le monde du moustique et celui des gamins de onze ans sont aussi distincts que ce dernier de celui des adultes : « Je ne savais plus quoi faire et je suis sorti de la salle de bains avec une miette de mon propre caca sur la pointe d'un Bic : ça non plus, ça n'allait pas. » Il faut apprendre à rassembler les mondes et c'est dans celui de l'invisibilité - là où l'on existe authentiquement, d'où l'ironie est bannie - que les mondes peuvent se toucher. Alors, à la fin, la bestiole devient un lien entre elle et lui, lorsque Nimbe décide de sacrifier son bras à l'appétit sanguinaire du moustique : le sacrifice est fondamental, et fondateur, et est la seule voie pour exister. Une fois le corps vivant, on peut entrer dans l'invisibilité, la clandestinité. Le monde du moustique a lié le monde de Wimbow à celui de Nimbe. Plusieurs mois plus tard, lorsque les trois copains auront accompli une partie de leur initiation mimétique, le moustique est remplacé par un compagnon de classe, Morana (le plus faible et le plus discret des élèves de la classe, comme le moustique est la plus faible et le plus discrète des créatures ) : à la cruauté enfantine s'est substituée la violence adulte et terroriste, car les trois expérimentent la « pression » (titre du chapitre en question) des corps , c'est-à-dire la mort, sur Morana (dans la scène la plus forte du livre, quasiment insoutenable, très dense et très courte), la mort comme une chose enfin accessible et dont il faut prendre connaissance et conscience à la même échelle. Evacuer l'image de la mort et lui donner une réalité. Et comme toute initiation, c'est le retour, le deuxième passage qui est indispensable. Ainsi, l'expérience sur Morana compte pour du beurre - elle fait partie du monde enfantin. Il va falloir réitérer mais avec une vraie cible. Une cible qui soit digne du modèle Aldo Moro des adultes et non du moustique de l'enfance, une cible qui est un « lien » et qui permet de lier le monde des adultes à celui des enfants : il s'agira de Wimbow elle-même. A l'image de l'équation où le moustique-lien lie Nimbe à Wimbow (deux mondes différents), Wimbow-lien va lier et entremêler les deux mondes différents des enfants et des adultes. Mimétisme à l'envers : ils ne copient plus le monde des grands pour leur monde miniature, mais s'auto-copient pour pénétrer le monde des grands. Auto-initiation, auto-didactisme.
Morana n'était pas notre adversaire, observe Envol. Mais Morana était nécessaire, répond Rayon. Pédagogique. Il a été notre péché originel. Dans la lutte, il n'y a que des péchés originels, camarades, affirme Envol.
Oui, le rituel initiatique ne transforme pas chez ces gamins, tout agit toujours comme une première fois ; l'initiation semble servir à dépasser un état des choses et non à parvenir à un état précis. Le rituel est infini : quelque chose échappe, toujours. Ils en ont d'ailleurs eu conscience plus tôt : « Lors d'une opération encore dirigée contre des biens, nous avons frappé une personne : ce qui prouve que notre puissance est supérieure à la conscience que nous en avons. » Une leçon - encore une parmi toutes celles qu'ils ont vécu - que Nimbe gardera ancrée profondément jusqu'à l'appliquer et réaliser la plus subversive des subversions, comme s'il passait une nouvelle et dernière étape, peut-être celle qui l'emmène directement à l'âge adulte (et pas forcément à un retour à l'état de petit garçon comme le dit Benedetta), finissant (nous nous rejoignons alors elle et moi) son état de non-jeune garçon, page 345 où se niche une clef du livre - je souligne :
Je voudrais ne plus avoir à faire le moindre pas. Rester ici, les chaussures sereinement plongées dans une énième flaque d'eau. Immobile, n'être que sensations, pouvoir guérir l'infection des mots. Car j'ai compris : tandis que le camarade Envol oeuvrait à devenir prisonnier politique, j'oeuvrais quant à moi de façon à pouvoir exiger à présent le statut de prisonnier mythopoïétique. Uniquement cela. Le plaisir d'exister dans les phrases. L'effort. La peur de sortir des phrases. Pendant un an, j'ai produit du langage - proclamer, souligner, menacer - et je l'ai traversé un pas après l'autre, un mot après l'autre, jusqu'à parvenir ici, maintenant, à presque sept heures du soir, ce 21 décembre 1978, et à subvertir la subversion.
Et, avec Benedetta, la phrase finale, qui clôt le roman et donne à réfléchir, me suggère alors la confirmation que le langage est réintégré comme GESTE, comme temps, que le corps et les mots se confondent enfin de manière non-artificielle, non-ironique, faisant sauter l'invisible dans le visible et apparaître l'immatérialité du temps, c'est-à-dire son éternité, et nous écoutons avec Nimbe « le bruit que fait la transformation infinie de la matière en douleur et de la douleur en temps. » Le dernier chapitre, les dernières pages du livres, somptueux :
Et c'est seulement maintenant, quand les étoiles éclatent en pleine obscurité, dans l'élaboration de notre nuit, qu'après les mots viennent enfin les larmes.
Avoir onze ans nous rend invisibles. - Giorgio Vasta - Le temps matériel (Gallimard, 2010 - trad. Vincent Raynaud) par Antonio Werli Les photographies sont du Sicilien Ferdinando Scianna.

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