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Entre certains hommes

Publié le 25 novembre 2007 par Menear
Guermantes, après Les jeunes filles en fleurs, (très) doucement s'achève. Mais pas sans un extrait, certes non. Peu de passages m'ont dans cette partie motivé à en relever les numéros de pages sur les pages, les autres, de mon cahier bleu (anciennement vert). Celui-ci, en revanche, m'a sauté aux yeux : une partie de la conversation entre Charlus et le narrateur, et les manipulations que ça suppose, et les non-dits qu'on reconnaît également. Passage qui, de suite, m'a rappelé cet autre passage, de Balzac cette fois, entre Vautrin (l'abbé Carlos Herrera) et Lucien de Rubempré : les manipulations, les non-dits, les relations de maître à esclave... La référence n'est peut-être qu'implicite pour Proust, il n'empêche que Balzac est cité dans la continuité de cet extrait, une ou deux pages plus tard...

« Revenons à vous, me dit-il, et à mes projets sur vous. Il existe entre certains hommes, monsieur, une franc-maçonnerie dont je ne puis vous parler, mais qui compte dans ses rangs en ce moment quatre souverains de l'Europe. Or l'entourage de l'un d'eux veut le guérir de sa chimère. Cela est une chose très grave et peut nous amener la guerre. Oui, Monsieur, parfaitement. Vous connaissez l'histoire de cet homme qui croyait tenir dans une bouteille la princesse de la Chine. C'était une folie. On l'en guérit. Mais dès qu'il ne fut plus fou, il devint bête. Il y a des maux dont il ne faut pas chercher à guérir parce qu'ils nous protègent seuls contre de plus graves. Un de mes cousins avait une maladie de l'estomac, il ne pouvait rien digérer. Les plus savants spécialistes de l'estomac le soignèrent sans résultat. Je l'amenai à un certain médecin (encore un être bien curieux, entre parenthèses, et sur lequel il y aurait beaucoup à dire). Celui-ci devina aussitôt que la maladie était nerveuse, il persuada son malade, lui ordonna de manger sans crainte ce qu'il voudrait et qui serait toujours bien toléré. Mais mon cousin avait aussi de la néphrite. Ce que l'estomac digère parfaitement, le rein finit par ne plus pouvoir l'éliminer, et mon cousin, au lieu de vivre vieux avec une maladie d'estomac imaginaire qui le forçait à suivre un régime, mourut à quarante ans, l'estomac guéri mais le rein perdu. Ayant une formidable avance sur votre propre vie, qui sait, vous serez peut-être ce qu'eût pu être un homme éminent du passé, si un génie bienfaisant lui avait dévoilé, au milieu d'une humanité qui les ignorait, les lois de la vapeur et de l'électricité. Ne soyez pas bête, ne refusez pas par discrétion. Comprenez que si je vous rends un grand service, je n'estime pas que vous m'en rendiez un moins grand. Il y a longtemps que les gens du monde ont cessé de m'intéresser, je n'ai plus qu'une passion, chercher à racheter les fautes de ma vie en faisant profiter de ce que je sais une âme encore vierge et capable d'être enflammée par la vertu. J'ai eu de grands chagrins, Monsieur, et que je vous dirai peut-être un jour, j'ai perdu ma femme qui était l'être le plus beau, le plus noble, le plus parfait qu'on pût rêver. J'ai de jeunes parents qui ne sont pas, je ne dirai pas dignes, mais capables de recevoir l'héritage moral dont je vous parle. Qui sait si vous n'êtes pas celui entre les mains de qui il peut aller, celui dont je pourrai diriger et élever si haut la vie. La mienne y gagnerait par surcroît. Peut-être en vous apprenant les grandes affaires diplomatiques y reprendrais-je goût de moi-même et me mettrais-je enfin à faire des choses intéressantes où vous seriez de moitié. Mais avant de le savoir, il faudrait que je vous visse souvent, très souvent, chaque jour. »

Proust, Le côté de Guermantes, Folio, P. 281-282

Vous ne mourrez pas, dit l'Espagnol avec autorité.
— J'ai bien entendu dire, reprit Lucien, qu'on dévalisait les gens sur la route, je ne savais pas qu'on les y enrichît.
— Vous allez le savoir, dit le prêtre après avoir examiné si la distance à laquelle se trouvait la voiture leur permettait de faire seuls encore quelques pas. Ecoutez-moi, dit le prêtre en mâchonnant son cigare, votre pauvreté ne serait pas une raison pour mourir. J'ai besoin d'un secrétaire, le mien vient de mourir à Barcelone. Je me trouve dans la situation où fut le baron de Goërtz, le fameux ministre de Charles XII, qui arriva sans secrétaire dans une petite ville en allant eu Suède, comme moi je vais à Paris. Le baron rencontra le fils d'un orfèvre, remarquable par une beauté qui ne pouvait certes pas valoir la vôtre... Le baron de Goërtz trouve à ce jeune homme de l'intelligence, comme moi je vous trouve de la poésie au front; il le prend dans sa voiture, comme moi je vais vous prendre dans la mienne ; et, de cet enfant condamné à brunir des couverts et à fabriquer des bijoux dans une petite ville de province comme Angoulême, il en fait son favori, comme vous serez le mien. Arrivé à Stockholm, il installe son secrétaire et l'accable de travaux. Le jeune secrétaire passe les nuits à écrire; et, comme tous les grands travailleurs, il contracte une habitude, il se met à mâcher du papier. Feu monsieur de Malesherbes faisait, lui, des camouflets et il en donna, par parenthèse, un à je ne sais quel personnage dont le procès dépendait de son rapport. Notre beau jeune homme commence par du papier blanc, mais il s'y accoutume et passe aux papiers écrits qu'il trouve plus savoureux On ne fumait pas encore comme aujourd'hui. Enfin le petit secrétaire en arrive, de saveur en saveur, à mâchonner des parchemins et à les manger. On s'occupait alors, entre la Russie et la Suède, d'un traité de paix que les Etats imposaient à Charles XII, comme en 1814 on voulait forcer Napoléon à traiter de la paix. La base des négociations était le traité fait entre les deux puissances à propos de la Finlande ; Goërtz en confie l'original à son secrétaire ; mais, quand il s'agit de soumettre le projet aux Etats, il se rencontrait cette petite difficulté, que le traité ne se trouvait plus. Les Etats imaginent que le ministre, pour servir les passions du Roi, s'est avisé de faire disparaître cette pièce, le baron de Goërtz est accusé : son secrétaire avoue alors avoir mangé le traité.... On instruit un procès, le fait est prouvé, le secrétaire est condamné à mort . Mais, comme vous n'en êtes pas là, prenez un cigare, et fumez-le en attendant notre calèche.
Lucien prit un cigare et l'alluma, comme cela se fait en Espagne, au cigare du prêtre en se disant :
— Il a raison, j'ai toujours le temps de me tuer.

Balzac, Illusions perdues, GF Flammarion, P. 585-586

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