Nous vous invitons à découvrir ou redécouvrir ce grand texte de Lord Acton.
Juste après la religion, la liberté est aussi bien ce qui pousse aux bonnes actions que le prétexte que se donne partout le crime, depuis que ses graines ont été semées à Athènes il y a 2 460 ans, jusqu’à ce que la moisson, arrivée à maturité, ait été récoltée par des hommes de notre race. C’est là le fruit délicat d’une civilisation adulte ; et il ne s’est presque pas écoulé de siècle depuis que des nations, qui connaissaient le sens de ce mot, ont résolu d’être libres. A toutes les époques ses ennemis par nature – l’ignorance et la superstition, le désir de conquête et l’amour de la facilité, la soif de pouvoir chez le puissant et la faim de nourriture chez le pauvre – ont mis des obstacles le long de son chemin. Il y a eu de longs intervalles au cours desquels sa marche a été complètement arrêtée, lorsque des nations étaient sauvées de la barbarie ou de la mainmise des étrangers, et lorsque le combat incessant que menaient les hommes pour subvenir à leur existence, en les privant de tout intérêt pour la politique ou de toute compréhension de ce qu’elle signifiait, les a rendus avides de vendre leur droit de naissance contre un plat de lentilles, tant ils ignoraient la valeur du trésor qu’ils abandonnaient. Les vrais amis de la liberté ont toujours été rares, et l’on ne doit ses triomphes qu’à des minorités qui l’ont emporté en se donnant des alliés dont les objectifs différaient souvent des leurs ; et cette association, qui est toujours dangereuse, a parfois été désastreuse, car non contente de donner aux ennemis de la liberté de bonnes raisons de s’opposer à elle, elle allumait les disputes, à l’heure du succès, quand il fallait partager le butin. Il n’y a jamais eu d’obstacle aussi constant ou aussi difficile à surmonter que l’incertitude et la confusion touchant la nature de la véritable liberté. Si des intérêts hostiles ont provoqué beaucoup de préjudices, des idées fausses en ont provoqué encore plus ; et l’on peut lire la marche en avant de la liberté dans l’extension des connaissances tout autant que dans les améliorations apportées aux lois. L’histoire des institutions est souvent une histoire de tromperie et d’illusions ; car leur vertu dépend des idées qui les produisent et de l’esprit qui les préserve ; et leur forme peut très bien subsister sans altération même si leur substance a disparu.
Quelques exemples bien connus, tirés de la politique moderne, expliqueront pourquoi il faudra trouver le fond de mon propos en dehors du domaine de la législation. On dit souvent que notre constitution a atteint son point de perfection formelle en 1679, quand on vota l’Habeas Corpus. Pourtant, il ne fallut que deux ans à Charles II pour parvenir à se rendre indépendant du Parlement(5). En 1789, alors que les Etats généraux s’assemblaient à Versailles, les Cortès espagnols, plus anciens que la Grande Charte et plus vénérables que notre Chambre des Communes, furent convoqués après un intervalle de plusieurs générations ; mais ils supplièrent aussitôt le roi de s’abstenir de les consulter, et de ne se fier qu’à sa sagesse et à son autorité pour faire des réformes. Selon l’opinion commune, les élections indirectes sont une garantie pour le conservatisme. Pourtant toutes les assemblées de laRévolution française provinrent d’élections indirectes. Le suffrage restreint, à ce que l’on dit encore, est un autre rempart de la monarchie. Mais le parlement de Charles X, qui fut élu par 90 000 électeurs, résista et renversa le trône ; quant au parlement de Louis-Philippe, choisi par un corps de 250 000 électeurs, il soutint avec obséquiosité la politique réactionnaire de ses ministres, et lors du vote fatal qui, en rejetant la réforme, fit sombrer la monarchie, les voix de cent vingt-neuf fonctionnaires donnèrent la majorité à Guizot(6). Un corps de députés non rétribués est, pour d’évidentes raisons, plus indépendant que la plupart des corps législatifs continentaux qui touchent un salaire. Mais il serait déraisonnable, en Amérique, d’envoyer un membre du Congrès vivre douze mois à ses frais, aussi loin que d’ici à Constantinople, dans la plus chère de toutes les capitales. Selon la loi et en vertu des apparences le président américain est le successeur de Washington, et il jouit toujours de pouvoirs conçus et limités par la Convention de Philadelphie. En réalité le nouveau président diffère du magistrat imaginé par les Pères Fondateurs de la République autant que la monarchie diffère de la démocratie ; en effet, il faut s’attendre à ce qu’il fasse 70 000 changements dans la fonction publique : il y a cinquante ans John Quincy Adams ne renvoya que deux hommes(7). L’achat de charges judiciaires, à l’évidence, est indéfendable ; pourtant cette pratique monstrueuse, dans l’ancienne monarchie française, créa le seul corps capable de résister au roi. La corruption officielle, qui serait la ruine d’un Etat de droit, sert en Russie de secours salutaire contre les pressions de l’absolutisme. Il existe des circonstances où c’est à peine une hyperbole que de dire que l’esclavage lui-même est une étape sur la route de la liberté. C’est pourquoi ce qui nous occupe ce soir n’est pas tant la lettre morte des édits et des statuts que les vivantes pensées des hommes. Il y a un siècle on savait parfaitement que quiconque obtenait une audience d’un maître de la Cour de la Chancellerie devait payer comme s’il en obtenait trois, mais personne ne prêtait attention à une telle énormité jusqu’à ce qu’elle inspirât à un jeune homme de loi l’idée qu’il serait peut-être bon de remettre en cause et d’examiner avec la suspicion la plus rigoureuse chaque élément d’un système dans lequel se passaient de telles choses. Le jour où cette lueur illumina l’intelligence exigeante et pénétrante de Jeremy Bentham est plus mémorable dans le calendrier de la politique que ce qu’on fait de nombreux hommes d’Etat dans tout le temps où ils étaient au gouvernement. Il serait aisé de montrer tel paragraphe de saint Augustin, ou telle phrase de Grotius, dont l’influence dépasse les lois de cinquante parlements ; et notre cause doit davantage à Cicéron et à Sénèque, à Vinet et à Tocqueville qu’aux lois de Lycurgue ou aux cinq Codes de la France.