Après avoir séjourné le temps de deux étapes littéraires en Russie, nous prendrons la route du sud pour nous arrêter le temps de quelques lectures dans ces états plus ou moins indépendants, plus ou moins reconnus, mais peu importe, qui constituent le Caucase dans toute sa diversité ethnique et religieuse que nous considérerons comme un bloc géographique et culturel qui mérite bien notre attention l’espace de ces quelques belles lectures. Nous rencontrons donc, pour commencer, cet énigmatique Kurban Saïd, né en Azerbaïdjan et obligé de fuir, qui nous a laissé ce merveilleux petit roman que je vous présente ci-dessous. Nous irons ensuite en Arménie, pour rencontrer une jeune fille pleine d’énergie qui nous dira la difficulté de vivre dans ce pays au XXI° siècle. Et, nous terminerons notre séjour en compagnie d’un Géorgien, Otar Tchiladzé, qui a tenté de me noyer dans le fleuve d’un impétueux roman. Pour traverser cette région en ébullition, nous prendrons la compagnie de Fazil Iskander, citoyen d’Abkhazie, pays peut-être indépendant mais en tout cas reconnu par bien peu d’autres, pour le moment du moins mais cela n’enlève rien à son talent ni à son œuvre.
Les lapins et les boas de Fazil Iskander (1929 - ….)
Renart fut peut-être l’un des premiers à dénoncer la perversité des tenants du pouvoir, du moins dans la littérature française, mais depuis il a eu de nombreux successeurs dans le règne animal et sous divers cieux. Et, dans les petites républiques caucasiennes, si agitées actuellement, Fazil Iskander a inventé, dans un hypothétique pays africain, un royaume où les lapins et les boas cohabitent selon une bien étrange règle tacite. Les boas mangent les lapins après les avoir hypnotisés et les lapins se multiplient le plus vite possible pour perpétuer leur espèce au détriment des indigènes dont ils pillent les jardins.
Mais ce bel équilibre est chamboulé quand un lapin plus malin que les autres constate que « votre hypnose, c’est notre peur. Notre peur, c’est notre hypnose. » Et, donc sans peur, il n’y a plus d’hypnose et les boas ne peuvent plus manger les lapins. Le lapin intelligent a grippé la belle machine et détruit le fragile équilibre qui présidait au pays des boas et des lapins.
Iskander a ainsi, lui aussi, utilisé le bestiaire pour critiquer, à visage masqué, le système politique qui gouvernait l’Union des républiques socialistes et soviétiques à cette époque. En mettant en scène les systèmes sociaux des boas et des lapins, il a stigmatisé toutes les tares que l’on attribue habituellement à ce régime : la terreur, la délation, la flatterie, l’appât du gain, l’usage éhonté du pouvoir, la cupidité, la manipulation, etc Mais, cette satyre déborde largement le système soviétique et peut s’appliquer à la rigueur un peu aveugle de nos républiques démocratiques et même aux méthodes managériales de bien des entreprises ou autres organismes contemporains.
Toutefois, ce texte n’est pas seulement un pamphlet politique, il est, avant tout, comme c’est indiqué en sous-titre : « un conte philosophique » qui soulève la question du pouvoir et de son exercice dans une organisation sociale quelconque. Et, il veut, surtout, débattre de la vérité et de son usage, « nous avons besoin d’un repère aussi dur que le diamant et la vérité est là ». Cependant, la vérité n’est pas toujours bonne à dire, car il faut maintenir une certaine angoisse pour que les populations conservent une saine inquiétude qui maintient un bon instinct de conservation collectif. « Telle est la vie, telle est la loi du renouvellement de l’angoisse. La loi de l’autoconservation de la vie. » Si, la vérité est nécessaire, « il y a peut-être quelque chose de supérieur à la certitude, c’est l’espoir ». Et, cet espoir, il n’est pas évident qu’Iskander l’avait encore en écrivant ce livre à l’humour grinçant et au pessimisme fataliste. Les lapins, pas plus que les boas, ne sortirent de leur médiocrité et les hommes n’oublièrent, pas plus, leurs travers et leur appétit du gain et du pouvoir.
Et, l’humanité risque de mériter encore longtemps les régimes politiques pervers qu’elle génère elle-même par sa faiblesse et son manque de courage et de volonté.
Ali et Nino de Kurban Saïd ( 1905 - 1941 )
Kurban Saïd a été pendant de nombreuses années le plus grand mystère de la littérature européenne du XX° siècle, il était connu sous de multiples identités jusqu’à ce qu’un journaliste américain perce le mystère et révèle qu’il s’agissait d’un riche intellectuel azéri, réputé pour sa grande culture, qui a dû fuir la révolution russe en Allemagne puis la folie nazie en Autriche, avant de décéder prématurément en Italie. Il a écrit quelques romans dont ce merveilleux « Ali et Nino », souvent présenté comme le « Roméo et Juliette » du Caucase, qui est l’histoire, très simple mais merveilleusement mise en scène, de l’amour impossible entre un Azéri et une jeune chrétienne. C’est aussi tout le problème de la rencontre de l’islam et de la chrétienté sur cette fameuse ligne de fracture qui partage le Caucase en petites états épousant le relief géographique et la religion des chefs locaux. Un avant-goût de ce qui attendait les populations locales à l’effondrement du communisme.
Pénélope prend un bain de Gohar Marcossian ( 1972 - ... )
Pénélope ne supporte pas d’être sale aussi prend-elle, chaque jour, un bain mais en ce jour précisément l’électricité est coupée et elle ne peut pas faire chauffer l’eau du bain. Elle entreprend alors le tour de ses parents et amis qui devraient pouvoir l’accueillir dans leur salle de bain. Et, elle meuble ce périple par un long monologue où elle mêle ses tribulations, ses divagations, ses fantasmes, ses envies, ses craintes, ses rêves et tous les malheurs qui frappent ses concitoyens dans l’Arménie post-soviétique. Cette Arménie où rien ne marche : le courant électrique est coupé régulièrement, le facteur distribue le courrier quand ses autres emplois lui en laissent le temps, la télévision passe des programmes débiles quand elle marche, … Cette Arménie où règnent la corruption, la concussion, la débrouille, le piston, l’influence, … Cette Arménie qui perd ses racines dans la nuit de l’histoire mais qui n’est qu’une jeune et frêle république face aux ogres qui ne lui laissent que des miettes … et encore. « La démordratie des uns est tombée sous la pression de la démerdratie des autres. Les démerdards en ont démontré à ceux qui ne voulaient pas en démordre.»
Théâtre de fer de Otar Tchiladze (1933 - ….)
Un des livres sur lesquels j’ai quelque peu buté tant l’écriture en est dense et touffue, construite sur des grandes phrases remplies des songes et des visions des hommes. C’est le premier roman géorgien contemporain traduit en français qui raconte l’histoire du « Théâtre de fer » construit face à la mer dans le port de Batoumi. C’était le seul lieu où flottait encore le drapeau géorgien dans ce pays épris de liberté et toujours soumis par le puissant voisin. Mais, endormi, laissé à la garde d’un vieux couple, le théâtre se réveille soudain quand arrive, de Tbilissi, un comédien exubérant qui veut secouer tout ce petit monde comme un tribun qui voudrait réveiller la Géorgie pour l’inciter à se dresser contre l’oppresseur et à regagner sa liberté millénaire. Le fils du comédien et la fille des gardiens connaîtront un amour qui, contrarié par la guerre et toutes les misères qui accablent le pays et que Tchiladzé charrie dans le flot torrentueux des mots qu’il jette sur la page, déclenchera un cataclysme. Une ode à la liberté qui emporte tout sur son passage.
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