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Salam Gaza, de Tahar Bekri (par Jean-Claude Villain)

Par Florence Trocmé

Bekri, salam gaza On le devine dès le titre, le dernier livre de Tahar Bekri est tout entier tourné vers la question palestinienne. Salam Gaza : autant « Paix sur Gaza » que « Salut à Gaza » selon ce double sens du mot qui, dans les langues sémitiques, porte la paix dans le salut. Commencé le jour même de l’offensive israélienne sur Gaza le 27 décembre 2008, et se confrontant à l’un des problèmes politiques les plus aigus du dernier demi-siècle, ce livre n’est pas seulement un livre de témoignage en forme de journal, mais également, et avant tout, un livre de poète sous-tendu par cette double question : la poésie peut-elle tout dire ? La poésie est-elle efficace sur le cours des évènements, et singulièrement comme ici, les plus tragiques ?  
Il faut toujours lire avec beaucoup d’attention les livres de poètes, lorsque ceux-ci paraissent sortir du poème car le plus souvent, ils se bouclent au contraire sur le cœur même de la poésie. 
 
Poète tunisien dont l’œuvre est principalement publiée en France, Tahar Bekri témoigne ici de ce que la vocation de poète a de plus exigeant, de ce que l’œuvre de poésie a de plus permanent, quels que soient le temps, le lieu et les circonstances. « Je me sens terriblement impuissant à crier mon indignation. Un poète épris de paix peut-il rester insensible devant l’innommable ? » 
S’ouvrant sur un poème éponyme « Salam sur Gaza », d’abord publié à Alger début janvier 2009 à côté d’un poème de Mahmoud Darwish « Etat de siège », ce livre est constitué de deux grandes parties, d’abord journal de « la guerre contre Gaza » puis relation d’un « voyage en Palestine » quelques mois plus tard. Documenté, ouvert à de nombreuses sources, citant articles, courriels, notations personnelles liées, ce livre n’en reste pas moins un livre de poésie (un authentique poète peut-il écrire autre chose ?), et cela non seulement parce que de nombreux poèmes le jalonnent (tel par exemple cette émouvante « Epopée du thym » à la mémoire de Mahmoud Darwish), non seulement parce qu’il y est question de plusieurs poètes et de la poésie, mais avant tout en raison même de la voix qui parle, de sa justesse lucide confrontant la réalité (ici douloureuse et à travers elle, de proche en proche, toute réalité) à la question de la validité et de la pertinence de la poésie. Question cruciale tout autant pour le monde s’il savait l’entendre, pour les poètes s’ils restaient fidèles à l’esprit de la poésie et à l’éthique qu’elle commande, et pour les lecteurs de poésie qui attendent justement de sa voix qu’elle les nourrisse et les aide à se repérer. Projeté sur un théâtre aussi dramatique, confronté sur place à des rencontres aussi émouvantes, Tahar Bekri écrit par ironie : « le poète est bien naïf de croire à l’entente entre les humains, à la beauté du monde, c’est connu, il est dans la lune… » et cachant ses larmes à l’écoute d’une chorale de très jeunes filles qui chantent pour sa venue à Naplouse il peut aussi rappeler : « la poésie a toujours été pour moi une leçon d’humanité. Sa beauté réside dans sa générosité, dans son refus de la laideur, de la haine, de la raison arbitraire. Comment un cœur de poète peut-il accepter tant de violence, tant d’injustice ? » Il est en effet de plus en plus opportun d’opposer le témoignage intangible de la poésie à la montée générale des cynismes, des falsifications et hypocrisies en tous genres, surtout lorsqu’on apprend (c’est un poète israélien scandalisé, Jonathan Geffen, qui l’écrit dans le journal israélien Maariv), que le nom de l’opération sur Gaza, « Plomb durci », est tiré d’une comptine enfantine du poète juif Haïm Bialik qui … dénonça un pogrom dans la Russie de 1903. 
 
L’on ne peut restituer ici la riche matière, documentée et douloureuse, de ce livre, encore moins ouvrir le vaste dossier de l’injustice et de l’oppression subies par le peuple palestinien depuis plus de soixante ans. Quoique les circonstances soient les plus tragiques, Tahar Bekri les évoque posément, avec cet esprit de mesure, d’ouverture et de paix, cette retenue digne couvrant l’émotion et la colère, cette étonnante patience que montrent aussi la plupart des poètes palestiniens, tout comme Mahmoud Darwish en était intimement animé. 
Quand en Occident la poésie est gagnée par un maniérisme décadent, menacée par un narcissisme complaisant, et devenue parfois indifférente à l’écoute et au partage, il est ici rappelé  avec force qu’elle peut conserver toute sa vocation et tout son sens lorsque, murmure ou cri, sa voix s’élève en chœur avec ce qui touche les hommes au plus essentiel et au plus urgent. « Notre plume généreuse est notre modeste lumière contre les obscurs », « L’importance d’une parole ne réside pas dans la puissance de son cri mais dans la hauteur du silence qu’elle impose » écrit l’auteur qui, depuis Ramallah termine ainsi son « Tombeau de Mahmoud Darwish » : Combien de fils barbelés/ Faut-il détruire pour confier à la colline/Ceux qui confisquent les oliviers/Séquestrent la lumière/Sombrent dans la cécité du cimetière ? 
      
Jean-Claude Villain 
 
 
Tahar Bekri, Salam Gaza, Editions Elysad, 2010, 14,90 euros. 
 


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