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Le Théâtre d'Oscar Wilde par Canudo

Par Bruno Leclercq

Le Théâtre d'Oscar Wilde
Le Théâtre d'Oscar Wilde par Canudo

L'étrange poème en prose que Wilde composa sous le titre Salomé, est connu du public français depuis qu'il fut écrit. En 1893, le singulier écrivain, dont raffolaient la haute société londonienne et la jeune littérature française du temps, se plut à esquisser en français une petite symphonie parlée consacrée à la fille d'Hérodiade, princesse de Judée. C'était l'époque littéraire inquiète, trouble mais belle, où les poètes s'efforçaient à des recherches verbales, à des attitudes de pensée, à des orientations nouvelles du sentiment dépourvu de tout pathétique facile. Ils voulaient dresser contre le tonnerre du romantisme de l'avant-dernière génération, contre le vent matinal, léger et froid, du néo-classicisme parnassien, contre l'orage aveugle et aveuglant du naturalisme contemporain, la finesse pensive d'une poésie toute de préoccupations verbales et sentimentales suraiguës. Les peintres pré-raphaélites anglais avaient indiqué la voie aux générations littéraires et musicales suivantes. Dans l'histoire de la sensibilité artistique artistique moderne, Stéphane Mallarmé, Arthur Rimbaud, Paul Verlaine, les Symbolistes et le musicien Claude Debussy, appartiennent à cette petite phalange des précurseurs de notre esthétique renouvelée. Oscar Wilde passa à travers les cénacles anglais et français, s'enrichissant d'une double culture, affinant prodigieusement, en France, où il vécut longtemps, et où il devait mourir pauvre et solitaire, son génie d 'analyse et de construction, et créant tout autour de lui cette atmosphère particulière d' « esthétisme » artistique et moral, qui fut très féconde.

Oscar Wilde était un révolté, avant tout et surtout. Il l'était volontairement, avec une opiniâtreté anglaise qui renforçaient et facilitaient ses relations continues avec nos écrivains les plus nouveaux et les plus intéressants. Il était un révolté d'une singulière envergure, et, on ne le fut jamais avec plus d'aisance et d'esprit. Toutes ses attitudes, qui apparurent et se nommèrent paradoxales, n'étaient en réalité que des cris de révolte contre toute la société, prise en bloc dans son esthétique et dans sa morale.

Toutes les pages du roman de Dorian Gray, cet hymne en prose à la beauté mâle physique et cérébrale inquiète et raffinée, qui renouvelle le culte de l'Adonis antique le transposant en perfection dans les temps présents, sont parcourues par un souffle véhément de révolte. Et tout le théâtre d'Oscar Wilde n'est qu'une accusation individuelle et collective, amusée et féroce, souriante et implacable.

Oscar Wilde semble avoir développé dans ses œuvres dramatiques ce principe posé par lui-même dans son étude La Vérité du Masque : « Une grande œuvre dramatique ne doit pas se borner à exprimer la passion moderne au moyen seulement de l'acteur ; elle doit nous être présentée dans la forme qui convient le mieux à l'esprit moderne. » Les comédies et les drames de Wilde répondent généreusement à cette préoccupation. L'esprit y est moderne, totalement moderne, dans le sens le plus complexe du mot, alors même que la conception théâtrale de l'auteur y apparaît quelque peu surannée. C'est que la sensibilité extraordinaire de Wilde le rendait attentif à toutes les voix, celles du passé comme celle du présent. Il ne devina rien. Il ne fut point un prophète, il se défendit d'être un apôtre. Mais il subit, et souvent il pâtit, toutes les influences, classiques, romantiques et contemporaines. Il les reniait, tout en les canalisant selon la norme que son esthétisme intransigeant lui imposait, et imposait à ceux qu'il charmait irrésistiblement. Sa nouveauté était dans l'expression. L'outil était, entre ses mains, d'une perfection neuve étonnante. C'est ainsi que dans les deux drames Véra ou les Nihilistes et la Duchesse de Padoue, qui datent de 1891, la « construction » romantique est évidente, quoique à chaque moment atténuée et ennoblie par l'expression verbale, par l'enchaînement musical du dialogue qui n'est pas sans rappeler celui du Politien d'Edgar Poë. Lady Windemere's fan et A Woman of no importance datent de l'année suivante. Ce ne sont pas des comédies, et ce ne sont pas des drames. Ce sont de purs essais psychologiques d'une acuité très douloureuse. Le dédain de tout pathétique n'empêche pas l'émotion de se répandre dans l'atmosphère dramatique créée par l'auteur ; il ne fait que la rendre plus intense, parce que plus contenue. Nous la ressentons avec une violence profonde au milieu de la société britannique qui évolue autour de lady Hunstanton, dans une Une femme sans importance, et d'où s'élèvent vastes et terribles la silhouette cruelle de lord Illingworth, le séducteur sans crainte ni remords, et la silhouette tragique de mistress Arbuthnot, la « femme sans importance » qui est d'une beauté orgueilleuse digne des plus fières héroïnes antiques. Mistress Arbuthnot rappelle de près la Lalagé de Poë, l'inoubliable courtisane délaissée, si exquise de douleur résignée. On dit d'elle ce que La lagé pouvait dire d'elle-même : « Elle souffrira toujours. Pour elle, plus de joie, plus de paix, plus de pardon. C'est une femme qui porte un masque comme une créature frappée par la lèpre. » Une héroïne volontaire et hautaine, est encore cette admirable Mme Erlynne, qui ramasse l'éventail de lady Windemere, sa fille – qui ne la connaît pas et la dédaigne – comme la seule chose précieuse qu'elle soit digne de prendre à son enfant.

Lorsque l'Eventail de lady Windemere fut joué pour la première fois à Londres, le 20 février 1892, sur la scène du Saint-James Theatre, Oscar Wilde n'était pas encore l'amoraliste irréductible qui dominait d'un grand rire la société londonienne fouettée par lui sans rémission. « Jamais, écrivit-on, une première représentation n'eût un public moins élégamment habillé. » Mais une élite de la bohème des arts fit un triomphe à la pièce. Et depuis lors, le dramaturge, arbitre de toutes les élégances, depuis celle de la causerie savante jusqu'à celle de l'habillement, connut à tel point l'ivresse du succès, qu'il s'en fatigua, il porta dès lors en lui la nostalgie des empereurs « puissants et solitaires » comme le Moïse de Vigny, de Tibère, qui exaspéra son esthétisme sensuel jusqu'aux fêtes cruelles de Capri, ou de Néron qui exaspéra son esthétisme sanguinaire jusqu'à l'incendie de Rome... Ce ne fut pas un simple amour du paradoxe et de l'attitude paradoxale, ainsi qu'on s'est plu à le répéter, qui poussa Oscar Wilde à désirer, à chérir le scandale de sa fin, à le provoquer même avec le procès par lui intenté au marquis de Queensburg, et qui devait aboutir à sa mort civile, en 1895, cinq ans avant sa mort navrante dans un hôtel indigne de la rue des Beaux-Arts. C'était la lassitude du succès, le besoin éperdu des renouvellements. On connait son arrogance souriante devant les juges qui s'efforçaient de le sauver, et qu'il s'efforçait d'agacer et d'indisposer souverainement. Et ce ne fut point, certes, pour affirmer que dans une société idéale le « style » de l'expression humaine est au-dessus de toute la « morale » des rapports entre les hommes, qu'il répondit à la question du juge par laquelle on lui demandait, s'il reconnaissait comme immorale une oeuvre qu'on lui attribuait à faux : « Elle est pire ; elle est mal écrite ! »

Même dans ses plus faibles pièces, An ideal Husband, et The importance of Being Earnest, représentées en janvier et février 1895, les admirateurs de l'écrivain sentirent l'inquiétude irrémédiable qui rongeait son esprit perpétuellement insatisfait. La catastrosphe de toute sa vie, sa condamnation, fut saluée comme une libération par le poète-esthète que la bonne société d'Outre-Manche n'osait plus désigner par son nom, mais par un pronom : He (lui).

On a perfectionné sa manière de concevoir l'œuvre théâtrale qui fut influencée par le théâtre français de son temps ; mais on n'a pu réaliser jusqu'ici, sur la scène, une œuvre psychologique aussi puissante et diverse que celle de ses pièces. « Hugo est le père du romantisme et Zola en est l'enfant terrible », écrivit-il. Wilde, de son côté, fut l'ami de la maison romantique, un ami indiscret, railleur, qui bouleversa tout, renouvela le mobilier, brisa les vieux tableaux pendus au mur, mais qui demeura quand même dans la maison.

Le jour où il en sortit tout à fait, en claquant les portes, il écrivit Salomé.

Oscar O'Flahertie Wills Wilde, l'étudiant turbulent et génial de Dublin et d'Oxford, couronné poète par le consentement de l'élite alors qu'il était encore adolescent et qu'il donnait, en 1881, le recueil Poems, résumait enfin dans un chef-d'œuvre toutes les tendances de son art volontaire. La seule école littéraire existant de par le monde, était l'école française Symboliste. Oscar wilde lui fit le don de son génie, et Salomé fut écrite en français. Lord Alfred Douglas, l'ami fatal, la traduisit en anglais l'année suivante, en 1894, et la publia à Londres dans une magnifique édition que Aubrey Beardsley orna de dix illustrations.

Ainsi que dans l'Eventail de Lady Windemere le motif de l'éventail prend dans l'oeuvre la place enchaînée d'un motif musical dans une partition ; dans Salomé deux thèmes principaux, celui de la beauté de Salomé et celui de la bouche de Iokanaan, sont posés et développés avec des procédés littéraires sommairement empruntés à la musique. Le thème de Salomé est immédiatement annoncé par le jeune Syrien : « Comme la princesse Salomé est belle ce soir ! » Et toute la tragédie évolue symphoniquement à la suite de ce thème, sur lequel se greffent d'autres motifs angoissants et significatifs ; celui de la lune et celui du sang, de la lune pâle qui effraie le jeune page au début de la « partition » tragique, et épouvante ensuite, devenue écarlate, l'inquiet Tétrarque.

« Salomé, Salomé, dansez pour moi. Je vous supplie de danser pour moi. Ce soir je suis triste. Oui, je suis triste ce soir. Quand je suis entré ici, j'ai glissé dans le sang... »

Vers le milieu de la tragédie, apparaît le thème terrible et mortel de la bouche. Après la scène si neuve de la séduction féminine, de l'incantation charnelle qui glisse, sans même l'effleurer, autour du saint, et se perd au-delà de l'horizon nocturne chargé de sensualité et de cruauté, Salomé crie sa volonté inévitable : « Je baiserai ta bouche, Iokanaan ! » Elle avait supplié : « Ta bouche est comme une branche de corail que des pêcheurs ont trouvé dans le crépuscule de la mer et qu'ils réservent pour les rois ! » Elle répète, frénétique, jusqu'à l'instant où elle va assouvir enfin sa furieuse convoitise sur les lèvres du saint décapité : « Je baiserai ta bouche, Iokanaan ! » Puis elle s'écrie : « Ah ! J'ai baisé ta bouche, Iokanaan, j'ai baisé ta bouche. Il y avait une âcre saveur sur tes lèvres. Est-ce la saveur du sang ?... Mais peut-être est-ce la saveur de l'amour... »

La tragédie se complète et s'achève sur le double motif éternel de l'amour et de la mort, que Salomé avait annoncé ainsi : « Ah, pourquoi ne m'as-tu pas regardée, tu m'aurais aimée. Je sais bien que tu m'aurais aimée, et le mystère de l'amour est plus grand que le mystère de la mort. Il ne faut regarder que l'amour. » Mais c'est la mort qu'elle serre entre ses mains tremblantes de désir, et qui la tue.

Le thème du début : « Comme la princesse Salomé est belle ce soir ! » s'était transformé dans la bouche du prophète : « Quelle est cette femme qui me regarde ?... » Il réapparaît, en concluant, dans le commandement du Tétrarque, dans le dernier accord de cette atroce symphonie du Désir : « Tuez cette femme ! »

Et lorsque Oscar Wilde, renié par ses compatriotes, trouvait dans l'élite intellectuelle française des vengeurs nobles et décidés, qui se nommaient Paul Adam, Octave Mirbeau,Henri de Régnier, etc. Salomé était représentée à Paris, pour la première fois, par les soins de M. Lugné-Poë. La gloire d'Oscar Wilde n'a fait que croître, depuis.

Canudo.

Comoedia, n° 18, 15 juin 1912.
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