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Libéralisation : la voie commerciale

Publié le 07 janvier 2011 par Copeau @Contrepoints

Par Olivier Méresse

Libéralisation : la voie commerciale
Nous, pauvres citoyens, avons peu de capacités, avec nos petits bras et nos petites voix, et même avec nos grandes plumes, pour faire décroître l’État. En revanche la puissance d’une entreprise commerciale, compte tenu du rôle que vont jouer ses produits ou les services rendus, ses moyens publicitaires, son poids au sein d’une économie, peut avoir une influence très salutaire sur l’élargissement de nos libertés. Et ce pour des raisons d’efficience bien connues (division du travail, expertise contractuelle, concentration de capitaux…) qui justifient d’ailleurs l’existence, hors du circuit commercial marchand, d’organisations libérales (Aleps et autres think-tanks).

Mais hélas, nous pouvons noter qu’à l’intérieur du circuit commercial marchand trop peu d’entreprises s’opposent au prince. Cela se comprend : tel leader obtient des avantages d’un État législateur ou dépensier, tel suiveur et éventuellement tel challenger aussi. Mais il existe bien un challenger (4ème, 5ème, 10ème…) disposant de quelques moyens, qui a intérêt à jouer la carte contraire. Sans abonder (et c’est bien regrettable !) des exemples existent déjà d’entreprises qui jouent cette carte avec profit, au moins ponctuellement (ainsi certaines campagnes publicitaires des magasins E. Leclerc qui prennent à partie la législation).

Si la litanie des nuisances fiscales et réglementaires que la contrainte publique fait peser sur les entreprises nous est familière, nous sommes-nous suffisamment interrogé sur les attaques que les entreprises pourraient porter contre l’État, et plus particulièrement sur le profit qu’elles pourraient en attendre ? Nous nous efforcerons donc de lister tous les avantages commerciaux qu’une entreprise peut tirer d’une opposition plus franche à l’État, et devant la richesse de cet inventaire, nous conclurons que le seul frein à l’adoption par davantage d’entreprises des idées que nous défendons (pour en faire leur « politique d’entreprise ») est que nous ne diffusons pas assez cette bonne nouvelle : s’opposer à l’État peut rapporter des sous.

Quels avantages une entreprise pratiquant une politique libérale est-elle en droit d’espérer ?

Une première série d’avantages tient aux bénéfices procurés par plus de cohérence. Je fréquente assez de patrons de gauche pour constater les tiraillements dont ils sont victimes, entre leurs beaux discours et les nécessités de leur activité. L’idéologie socialiste qui leur embrume l’esprit complique beaucoup leurs vies, même s’ils ne s’en rendent souvent pas compte, la fierté d’être “de gauche” justifiant tous les sacrifices à commencer par la lucidité. Mais obligés de tenir un langage différent aux employés, aux clients, aux syndicats, aux actionnaires ou aux amis, ils sont condamnés à compartimenter leur existence comme des maris volages, et souvent avec le même insuccès. S’il ne nous est pas possible d’affirmer qu’être libéral permet à l’entrepreneur de sûrement s’enrichir (seul le travail engendre la richesse, et puis un contrat public juteux profite au courtisan plutôt qu’au commerçant) à coup sûr cela lui fait gagner du temps en lui épargnant bien des justifications oiseuses et en l’autorisant à parler à tous d’une même voix.

Cette nécessité d’une cohérence entre les discours et les actes est inscrite dans la nature même de l’entreprise. Un candidat à une élection peut promettre puis ne pas tenir. Une association humanitaire peut recevoir des dons en se contentant, au lieu de faire, de faire croire qu’elle fait. Pour l’entreprise privée (celle qui vend des produits concurrentiels sur des marchés libres) l’illusionnisme ne paie pas ou pas longtemps. Pour obtenir les moyens de satisfaire ses clients de demain, l’entreprise doit commencer par satisfaire ses clients d’aujourd’hui.

L’entreprise est en elle-même porteuse d’une éthique, comme il se doit conforme à sa nature. Ainsi n’y a-t-il pas lieu de se demander “Quelle éthique pour l’entreprise ?” puis partir à une arbitraire pêche aux valeurs, mais simplement choisir entre l’éthique d’une administration publique et celle d’une entreprise privée. Une entreprise digne de ce nom, de ce titre de gloire, est du côté de l’échange volontaire plutôt que de la contrainte policière, et choisit de prendre en charge les problèmes plutôt que de s’en plaindre. Par nature l’entreprise privée est anarchiste, dissidente, pragmatique et responsable.

Une révolution en termes d’approche peut alors consister à considérer l’étatisme comme un problème parmi tant d’autres, donc digne d’être pris en charge par des entreprises (comme n’importe quel autre problème pourrait l’être) et ce texte n’a d’ailleurs pas d’autre ambition que de vous en convaincre.

La bonne place de l’entreprise est du côté de la cognée plutôt que du manche.

Après s’être battus contre la loi Royer en 1973 puis contre le monopole des compagnies pétrolières en 1979, les centres E. Leclerc s’attaquent en 1981 à la loi Lang sur le prix du livre (rabais limité à 5 % du prix fixé par l’éditeur) en offrant des livres 20 % moins chers répercutant auprès des clients les rabais obtenus auprès des éditeurs. Deux étiquettes figuraient sur les livres : l’une rose correspondant au prix Lang, l’autre verte correspondant au prix E. Leclerc, et il était demandé à chaque client de choisir en caisse celui des deux prix qu’il souhaitait payer. Résultat : en quatre ans E. Leclerc devient le deuxième libraire de France. (Profitons de l’occasion pour nous remémorer cette affiche drôlement belliqueuse de 1986 : « Prix du livre : Lang passe à Léotard, Leclerc transforme. »)

Ce qui introduit fort bien l’idée suivante : une entreprise privée doit, si elle veut prendre l’avantage sur ses concurrents, se faire le meilleur avocat de ses clients ; ça s’est toujours passé comme ça[1] ! Son job n’est donc pas d’exploiter les consommateurs au côté de l’État en profitant des lois pour mieux les essorer, mais bien de les défendre face aux appétits dévorants des concurrents ou des pouvoirs publics. Chaque entreprise est libre de choisir son camp, mais le client est plus rancunier que l’électeur, il établit mieux le lien entre ce que ça lui coûte et ce que ça lui rapporte et il a davantage de possibilités de s’échapper.

On se condamne toujours à vivre dans le monde sur lequel on mise et une entreprise qui mise sur les subventions, un surcroît de réglementations, ses amitiés dans les cercles du pouvoir, etc. ne doit pas s’étonner d’être un jour nationalisée (c’est peut-être son objectif). Sa nationalisation n’est au fond qu’une rationalisation.

Pas de David sans Goliath.

Une petite entreprise a toujours intérêt à s’attaquer à des forteresses. Si je mets mon nom sur une lessive quelconque et que je m’offre une publicité la comparant avec Ariel et Skip (message : « ma lessive lave à peine moins bien mais coûte beaucoup moins cher ») cette comparaison joue à mon avantage et non à l’avantage de mes nobles concurrents. C’est moi qui tirerai profit des transferts de réputation, moi qui appuierai ma notoriété sur la leur. Pour Ariel et Skip en revanche rien ne peut être plus atroce que d’être comparé à un nain si minable, un nabot si bossu. C’est pour cette raison, quand de tels cas se produisent, que les marques attaquées ne répondent pas. L’investissement média sera ici tellement réduit relativement à ceux d’Ariel ou Skip que la comparaison sera rapidement oubliée si toutefois elle est vue. Mais même lorsque l’investissement média est important la grande marque attaquée par la petite a peu intérêt à répondre, à s’abaisser. Avis a ainsi pu construire sa réputation en se comparant à Hertz (campagne “We try harder” expliquant qu’un challenger fait plus d’efforts qu’un leader). Le premier bénéfice de cette campagne Avis fut d’ailleurs de laisser croire à tous que la marque était en seconde position sur le marché de la location de voiture quand elle en était encore loin.

Tout ceci pour dire que s’en prendre à l’État est extrêmement rentable du point de vue de la communication d’une entreprise. Ça vous donne de l’importance, ça capte beaucoup de valeur pour trois fois rien, ça maximise l’investissement média, c’est galvanisant pour les clients comme pour les employés et, connaissant le poids du Léviathan, il faudrait que votre offre soit bien lamentable ou votre politique bien peu pertinente pour qu’elles ne tirent pas avantage de la comparaison.

Une approche commerciale pertinente fait toute la différence.

L’époque se prête bien à ces stratégies d’attaques frontales de l’État parce que c’est aujourd’hui la qualité de l’approche qui gouverne la suprématie commerciale. Illustrons cette affirmation avec les cas de Nike et d’Apple (deux marques qui n’ont, pour l’instant, pas grand-chose d’anarchiste).

Lorsque Nike débarque sur le marché de la chaussure de sport, l’important est encore de participer. Nike prend alors à contre-pied Adidas et Puma en proclamant que ce qui compte c’est la victoire (le nom de la marque est emprunté à Athéna Niké, déesse grecque symbolisant la victoire). Pas la victoire à tout prix bien sûr, mais au moins la victoire sur soi-même. Aller chaque jour plus haut, plus loin, plus vite, faire une performance, gagner un classement ; peu importe pourvu qu’on accumule des petites victoires. Et pour mieux incarner cette nouvelle approche, Nike s’appuie sur le jogging. Aucune règle, on ne participe à rien ; à l’écoute de soi-même, on se donne à sa course, à son effort. Nike qui faisait des chaussures d’athlétisme fabrique des chaussures à la semelle bien molle pour courir sur l’asphalte. Et impose son leadership. « Accept no limits » puis « Just do it » : avec sa focalisation sur la victoire, Nike est entré en résonnance avec les attentes des coureurs du dimanche aussi bien qu’avec celles des champions du monde.

Au tour d’Apple maintenant. Dans le monde d’IBM, l’informatique était une affaire d’adultes, d’adultes spécialistes, de spécialistes exclusivement formés par IBM, et qui opéraient dans des unités centralisées, au siège des grandes entreprises. Apple arrive avec l’idée que l’ordinateur est un produit électroménager, domestique, individuel, destiné aussi aux enfants, et même aux enfants handicapés. C’est cette approche originale qu’invente Apple ; et c’est ce fil qu’Apple déroule. Des micro-ordinateurs, objets pour hobbyistes électroniciens, il en existait déjà (l’Altaïr par exemple, inutile et inutilisable sauf pour un hobbyiste électronicien). L’Apple I (1976) puis très vite l’Apple II (1977) ordinateur qui sera vendu à plusieurs millions d’exemplaires, sont pour l’essentiel l’œuvre de deux personnes (Steve Jobs pour l’approche et Stephen Wozniak pour l’électronique). Ces micro-ordinateurs étaient techniquement à la portée d’IBM ou de ses nombreux concurrents des années 60 ou 70[2]. Mais la capacité technique n’est pas tout ; il arrive souvent que la vision fasse défaut.

Cette qualité conceptuelle, ce leadership d’approche, n’épargne pas aux entreprises de devoir travailler pour l’exploiter ou l’imposer, mais il leur donne quelques pas d’avance sur les concurrents et surtout il facilite les arbitrages auxquels les entreprises sont confrontées. Bien sûr les approches qui s’imposent ne sont pas définitives ; elles peuvent se dissoudre en étant adoptées par tous les concurrents d’un marché ; peuvent être dépassées par des approches plus en phase avec de nouvelles évolutions ou avec des attentes qui émergent plus tardivement[3]. Mais les premiers arrivants sont toujours les mieux servis (le principe “finder keeper” serait presque transposable aux cerveaux des chalands). Le marché est un processus de révélation, et seules des approches plus pertinentes peuvent, décennie après décennie, en lever les zones d’ombre.

Les idées libérales : un réservoir de vérités pour l’entreprise.

Les idées libérales sont génératrices de telles nouvelles approches commerciales pertinentes. Les mieux fondées de ces approches ne peuvent en effet contredire les vérités économiques. Le marché aussi se nourrit du bien, c’est-à-dire du vrai, du juste, du bon et du beau. Je sais combien choquantes pourront paraître à certains ces propositions, mais nous savons les états d’ignorance dans lesquels la pensée socialiste plonge nos contemporains. Il faudra bien que ces vérités émergent, et les entreprises qui adopteront un point de vue libéral sur leur marché seront plus aptes à résoudre les problèmes qui se posent réellement à leurs clients que celles qui se cantonnent à suivre les sondages.

Les contre-vérités et les contre-solutions qui sont diffusées par l’écologisme caractérisant la période contemporaine (à commencer par la volonté de confier le monopole des décisions environnementales à des pouvoirs centraux, historiquement les plus pollueurs, alors même que toute la nature est “décentralisée”) doivent être vues comme des sources de business. Ne doutons pas que les entreprises qui trouveront les angles d’attaque pertinents pour démonter ces mensonges ambiants et privatiser les aspirations environnementales prendront l’avantage sur leurs concurrentes.

Enfin, le dernier mais non le moindre des avantages qu’une entreprise pratiquant une politique libérale peut espérer, c’est le gain de parts de marché, et plus précisément la transformation de parts de pouvoir en parts de marché[4]. Toute la place occupée par l’État, par la réglementation, par la fiscalité est un espace à conquérir pour l’entreprise, la concurrence, les ventes. Les entreprises les plus aptes à emporter ces parts de marché seront celles qui auront préalablement réussi à gagner des “parts de légitimité”, celles qui auront, par leurs actions ou leur communication, délégitimé les pouvoirs publics. Avant d’en arriver à cet avenir radieux, quelques notions libérales devront être mieux intégrées dans le monde de l’entreprise.

Trois notions libérales indispensables et trop souvent absentes dans la pensée entrepreneuriale.

Toutes les théories libérales méritent d’être mieux connues et les analyses libérales sectorielles (logement ; soins médicaux ; instruction, etc.) sont indispensables à la compréhension de chaque marché (et d’autant plus que l’État y exerce une forte influence). Mon expérience en tant que conseil en stratégie commerciale m’a amené à constater que trois notions libérales devraient être mieux répandues dans le monde de l’entreprise si l’on veut assister à l’émergence de ces marques héroïques et avides de prendre des parts de marché ou de légitimité à l’État que j’appelle de mes vœux. Leur intégration par les entrepreneurs est comme un préalable nécessaire. Ces trois notions sont le coût d’opportunité, le droit naturel et “l’inconnaissabilité” du futur[5].

Le coût d’opportunité

Un produit est en concurrence avec tous les autres. On ne circonscrit des secteurs d’activité que pour disposer de référents qui permettent de mesurer la progression d’une entreprise, d’identifier des concurrents majeurs, d’observer et de comprendre les tendances sur un marché donné, tel qu’on le définit. Mais un produit reste en concurrence avec l’ensemble du marché. La pièce de monnaie que j’alloue à une dépense me prive de toutes les allocations alternatives. Ce que me coûte réellement le slip que j’achète, c’est le caleçon ou le calepin que je ne peux plus acheter. C’est à cette compréhension fondamentale que nous ouvre la notion de coût d’opportunité. L’erreur si fréquemment commise consiste à penser que les ménages ont un budget défini pour chaque type de dépense et qu’il faut se battre à l’intérieur de ce budget. Rien n’est plus faux. S’il est séduit par une paire de baskets, le client sait bien qu’il ne peut l’acheter qu’en se privant de quelques sorties. L’erreur concomitante et qui est celle sur laquelle je veux mettre l’accent, est de croire qu’il existe des marchés top sympas pour lesquels les clients sont prêts à se ruiner, et des marchés sans attrait qui n’évolueront pas. Or il n’y a pas de malédiction. Si les fast-foods, les baskets, les ordinateurs domestiques ou les consoles de jeux représentent une part élevée du budget des ménages, c’est parce que McDonald’s, Nike, Apple et Nintendo sont venus dire le droit et faire la police sur ces marchés. Les déjeuners sur le pouce pourraient encore aujourd’hui se faire debout au comptoir de brasseries à l’éclairage indécis. Les chaussures de sport pourraient continuer d’être des articles de vestiaire pour footeux, et les micro-ordinateurs n’intéresser encore et toujours que les hobbyistes électroniciens. Il n’y a pas de secteur maudit : seulement des marques commerciales qui n’existent pas encore sur des marchés qui attendent d’être révélés.

Le droit naturel

Deuxième notion libérale indispensable : le droit naturel. Il n’y a pas en effet de meilleur cadre pour penser une stratégie d’entreprise que le droit naturel. En pensant une stratégie d’entreprise dans le cadre du droit naturel plutôt que dans les limites de la législation dernier cri, on diminue le risque de disparaître bientôt du fait d’une nouvelle législation moins favorable. Réfléchissons à ce qui est souhaitable plutôt qu’à ce qui est autorisé. Il vaut mieux adapter sa stratégie à la législation en vigueur plutôt que de partir de la législation pour en déduire sa stratégie. Les lois de circonstances étriquent nos pensées. Le droit naturel donne au contraire du souffle à la réflexion stratégique et permet de mieux distinguer les responsabilités qui incombent à l’entreprise sur son marché, ainsi que les libertés qui lui restent à conquérir. Les lois n’évoluent, sont abrogées ou ne tombent en désuétude que parce qu’on les contourne ou qu’on les ignore. Par ailleurs si une monnaie privée est illégale en France aujourd’hui, peut-être existe-t-il un îlot du Pacifique pour faire revivre la grande épopée de la banque libre écossaise ? Les entreprises s’internationalisent aujourd’hui facilement ; les lois de chaque pays étant différentes, elles sont comme les notes d’un piano que l’entrepreneur peut jouer à sa guise, au gré des opportunités tactiques qu’elles lui offrent de mettre en œuvre sa stratégie commerciale. Si les lois sont variables dans le temps et dans l’espace, à quoi se raccrocher ? A la propriété privée. Au droit naturel justement. Fi des lois scélérates ! Leur vocation est de disparaître. Le rôle de l’entreprise est de les accompagner dans la mort pour pouvoir y substituer le plein exercice de sa responsabilité.

L’inconnaissabilité du futur

Enfin l’inconnaissabilité du futur. Les libéraux sont très fermes sur cette inconnaissabilité du futur mais il m’est arrivé d’en entendre défendre l’idée qui veut que si l’Etat ne pouvait pas prévoir l’évolution des marchés, les entreprises, par leurs études de marchés, étaient davantage capables de défricher l’avenir. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour dénoncer ce propos. L’inconnaissabilité du futur est valable pour tous. Si les études de marché consistent à regarder les chiffres de vente passés, elles s’appuient sur des faits, sur des certitudes historiques aussi solides que le roc. Ce qui n’empêche qu’elles peuvent déboucher sur nombre de conclusions contradictoires. De grosses ventes le mois dernier signifient-elles que le marché est désormais saturé ou qu’il est en croissance ? Faut-il s’inscrire dans la tendance ou anticiper la rupture ? A chacun de livrer ses interprétations sur la base des chiffres et de son expérience. En revanche si par études de marché on entend “sondages d’opinion” alors permettez-moi de l’affirmer, plutôt que d’éclairer les entreprises, ceux-ci les aveuglent tout au contraire.

Les sondages ne fonctionnent pas. Un seul contre-exemple devrait suffire. Il en existe par tonnes. Une grande marque de raviolis, désormais évacuée des linéaires, avait dans les années 70 déduit de sondages explicites l’opportunité de proposer des raviolis mi-viande mi-légumes. Battage, mise en place, échec. Re-sondages, confirmation d’un assentiment extraordinaire (j’ai le souvenir de 85 %, ce qui est très élevé) nouvelle campagne de communication, nouvelle mise en place, nouvel échec.

A contrario, Akio Morita, l’ancien président de Sony, avait souhaité lancer la production d’un objet que nous connaissons depuis sous le nom de Walkman. Aucun avenir, les tests étaient formels : le produit conduirait à l’isolement, au repli sur soi, quand la musique n’est que partage… et puis la rue n’est pas un endroit pour écouter de la musique. Non vraiment n’y pensez plus ! Akio Morita continuait d’y penser pourtant car il souhaitait, pour lui-même, lors de ses entraînements de golf, un équipement léger pour écouter de la musique en haute-fidélité. Il a fini par demander à ses équipes de passer outre les sondages, toujours aussi négatifs, et le Walkman a été le succès commercial que l’on sait, sur tous les continents. A des échelles variées, connues ou inconnues, les exemples abondent[6]… Le rôle d’une entreprise n’est pas de refléter les goûts du public mais de proposer de nouvelles choses, d’étonner. Faut-il le dire à des “économistes de l’offre” : la demande, stricto sensu, est impossible à satisfaire ; seule l’offre peut surprendre et séduire.

Trois consoles de jeux de nouvelle génération se font concurrence. Les consoles Sony (Playstation 3) et Microsoft (Xbox 360) sont orientées sur la satisfaction de la demande et proposent plus de rapidité, plus de pixels à l’écran, plus d’intelligence artificielle, etc. La console Nintendo (Wii) nettement moins ambitieuse dans ces domaines, innove totalement en proposant au joueur une interface originale : une sorte de télécommande dont la position dans l’espace est reconnue par la machine. Les deux premiers produits déçoivent (pas assez rapides, haute définition peu perceptible, hors de prix, pas assez différents de la génération précédente…) et le troisième cartonne. Comme le dit Genyo Takeda, responsable de l’ensemble du projet Wii chez Nintendo : « […] le besoin de ceux qui recherchent “toujours plus” ne peut jamais être comblé. Après avoir obtenu un, puis deux, ce n’est plus trois qu’ils désirent, mais cinq, dix, trente ou même cent. Leurs désirs grandissent sans cesse, et cela ne mène nulle part si nous essayons simplement de les suivre. » La société n’en est pas à son premier écart : dans le domaine des consoles de poche, la DS (Dual Screen) sortie fin 2004 bat tous les records de vente en offrant à l’utilisateur une interface extra-terrestre : deux écrans superposés dont un tactile. Et ce n’est probablement pas non plus après avoir interrogé les populations que Nintendo a choisi pour héros Mario, un petit plombier italien moustachu…

Faire interroger mille ménagères ne sert souvent qu’à s’épargner la peine de discuter avec une seule d’entre elles.

A quoi peut bien servir une entreprise sinon à nous proposer ce à quoi nous n’aurions jamais pensé nous-mêmes ? Ce ne sont pas les consommateurs qui ont inventé le briquet, l’aspirateur, la moissonneuse-batteuse ou la neuvième symphonie. L’offre crée sa demande, et seul le travail engendre de la richesse. Et puis rassurez-moi, nous ne sommes pas au zoo. Les entreprises ne produisent pas pour des singes. N’est-il pas possible de se mettre à la place de ses clients ? D’exercer ces facultés humaines que sont la sympathie ou la compréhension ? Et tester sur soi-même l’intérêt de ce qu’on propose. Ou bien d’ouvrir les yeux, de regarder autour de soi, de parler avec des gens, même plus pauvres que soi. Sous prétexte de respecter les attentes des clients, les sondages ne sont souvent qu’une nouvelle incarnation du mépris qu’on leur porte. Transformé en particule statistique, le chaland disparaît.

Nombre de grandes entreprises ont connu une histoire qui suit un même schéma. Dans un premier temps le fondateur, entrepreneur visionnaire, suit ses fermes convictions et fait simplement fabriquer les produits ou développer les services qui lui semblent manquer. Dans un deuxième temps (après la mort du fondateur) les sondages remplacent la vision : l’entreprise abreuve la demande et donc si le chiffre d’affaires s’accroît, c’est avec une rentabilité toujours moindre. Une phase “financière” peut survenir dans un troisième temps : l’activité ne rapportant plus rien malgré des sondages toujours plus nombreux, ce sont les sommes colossales transitant par l’entreprise, ses flux financiers, qui sont utilisés pour dégager des revenus. Cette phase précède généralement la mort, le plus souvent par démantèlement. Conclusion : le plus gros atout des entreprises naissantes est de n’avoir pas les moyens de faire des sondages.

Pourquoi cette question des sondages revêt-elle autant d’importance ? Parce que si vous posez la question “Mon entreprise doit-elle se préoccuper de justice sociale ?” il y a fort à parier que les “plutôt favorable”, les “assez favorable” et les “très favorable” seront majoritaires. Pourquoi vous en préoccuper ? Les sondages peuvent vous inspirer pour définir la politique de votre entreprise, mais exactement au même titre que les prévisions astrologiques, les brainstormings ou les contes d’Andersen. L’erreur c’est uniquement d’y croire. Si le futur est inconnaissable c’est d’abord parce que les cerveaux sont insondables. Et aussi longtemps que les sondages imposeront leur petite dictature aux décideurs privés il ne faudra pas espérer voir des entreprises s’attaquer courageusement aux monopoles publics.

La voie naturelle vers la liberté ?

Lorsqu’on les interroge, les Français se disent anti-américains, mais concrètement ils vont, Nike aux pieds, boire leur Coca-Cola chez McDonald’s. Au fond, ils sont moins méchants qu’ils ne le disent. Ils se prétendent également anti-libéraux mais avec 17 % de part de marché en 2006, les établissements E. Leclerc arrivent en première position devant Carrefour (14 %) et tous les autres. Cette liberté pour laquelle les Français refusent de voter, n’est-il pas temps de la leur vendre ?

Pour libérer l’avenir, la voie commerciale dispose d’un gros avantage sur la voie élective car cette dernière souffre d’un énorme effet de seuil. Aussi longtemps que vous ne dépassez pas les 50 %, vous n’avez, sinon aucune influence, aucun pouvoir en démocratie. Aucune possibilité de démontrer concrètement la validité de vos propositions, et pas ou peu de moyens pour continuer d’exister. Tandis que sur le marché, 1 % peut suffire à vivre bien, à développer son offre, à convaincre peu à peu les clients par la qualité de son travail. Avec ses actionnaires, ses employés, ses fournisseurs et ses clients, la firme (société, entreprise, marque) constitue un système autonome qui n’exige l’approbation d’aucune majorité. L’entreprise ne compte que sur ses propres efforts (ceux de ses employés) pour accomplir le travail. C’est tout l’espoir d’une libéralisation par les voies commerciales. D’autant plus qu’une entreprise n’est pas condamnée à s’en tenir à un territoire national donné pour trouver les moyens de sa subsistance. Elle n’est pas non plus tenue d’attendre la date des élections. Et si elle rate une vente, elle peut en réussir deux par la suite. Elle ne peut être anticonstitutionnelle et pour elle la légitimité prime la légalité, car le marché est la seule institution dont elle dépend.

Et l’influence d’une entreprise n’est pas limitée à son seul travail. Lorsque les ventes suivent, les concurrents s’alignent. Rendons grâce aux sondages de contribuer à cet effet démultiplicateur. S’ils ne permettent jamais d’inventer rien qui vaille, ils permettent en revanche de confirmer auprès de décideurs hésitants les goûts du public pour telle voie ouverte par un de leurs concurrents plus audacieux.

Si les entreprises sont convaincantes, c’est parce qu’elles remplissent les ventres. Je ne suis pas utilitariste moi-même, mais il faut bien reconnaître que nombre de libéraux, hier socialistes ou keynésiens, sont venus au libéralisme par utilitarisme. Il n’y a pas de mauvaises raisons d’être libéral et si certaines sont plus nobles que d’autres, il faut laisser à chacun le temps de parcourir son cheminement dans le sens qui lui convient. Pourquoi vouloir retirer l’échelle une fois qu’on est là-haut ? Je me souviens de journalistes, après la chute du mur de Berlin, s’étonnant de voir des Allemands de l’Est venir acheter des ananas à l’Ouest plutôt que les discours de Périclès. N’est-il pas naturel d’avoir le ventre plein avant de comprendre pourquoi et comment, de s’intéresser ensuite aux mécanismes du marché puis de se fondre enfin dans l’amour de la liberté ? Avec sa communication libérale, un hypermarché qui fait chuter drastiquement le prix des produits (ce qui au fond pourrait être présenté comme une politique “de gauche”) n’est-il pas plus immédiatement convaincant qu’un aréopage de juristes ? Le premier ne constitue-t-il pas la meilleure introduction au second ?

Des marques irrévérencieuses envers le pouvoir pourraient faire le lit de politiques libérales.

La fréquentation des cercles libéraux m’aura prouvé par tous les biais et dans tous les domaines que l’économie de marché est supérieure au socialisme. Elle est supérieure au socialisme pour la gestion aéroportuaire, les soins médicaux, l’assurance, la retraite, le logement, les rues, le développement, la liberté, les ondes, l’environnement, etc., etc… mais de fait, au mépris de toute cette supériorité, c’est toujours le personnel de l’Etat qui dicte sa loi aux opérateurs privés. Le règne des entreprises privées sur le monde, tous les socialistes s’en plaignent déjà mais je l’attends encore. Alors je m’interroge : aurions-nous fait une erreur d’aiguillage ? Plutôt que de nous adresser à un personnel politique sourd à nos arguments, ne devrions-nous pas exhorter les entrepreneurs à se servir des idées libérales pour positionner leurs marques commerciales ou à s’en inspirer pour orienter la stratégie de leurs entreprises ?[7] Et sans même aller aussi loin, la voie commerciale ne doit-elle pas au moins précéder la voie politique ?

L’entreprise est naturellement dissidente. Elle a bien souvent été domptée par la loi. Rendons-la à sa nature première ! Alertons les entrepreneurs sur le fait que les avantages à tirer de cette dissidence peuvent l’emporter sur les coûts. Et s’il est vrai que la ventripotence étatique offre par ses masses adipeuses un vaste champ[8] aux entreprises conquérantes, existe-t-il beaucoup de pays où l’herbe est plus abondante, plus belle, plus verte et plus grasse qu’en France ?

[1] Y compris chez McDonald’s. On ne sait pas toujours entre les mains de qui un texte peut tomber et si vous faites partie des trop nombreux français qui pensent que le matraquage publicitaire est la seule recette du succès de ces restaurants, rappelons qu’il est possible d’y manger pour moins d’un euro un repas chaud avec de la viande, même à cinq heures de l’après-midi, que l’addition est payée d’avance donc sans surprise, que les enfants y trouvent des jeux en plus de la liberté de manger avec les doigts (et les étudiants, même étrangers, un travail compatible avec leurs études) plantes vertes, transparence, qualité, hygiène, propreté, etc., etc… et si leurs sandwichs (ou leurs salades) ne vous plaisent pas, n’en mangez pas bien sûr !

[2] Pour mémoire, concernant les gros systèmes, ceux qu’on appelait “the seven dwarfs”, par comparaison avec IBM : Burroughs, Sperry Rand, Control Data, Honeywell, General Electric, RCA, NCR ; pour les systèmes plus petits : Digital ou Hewlett-Packard.

[3] Ainsi sur le marché du sport pourrait-on imaginer de nouvelles marques se positionnant par exemple sur l’arbitrage (on ne peut apprécier que les sports dont on connaît les règles) ; sur la fusion des sports et des jeux (échecs, bridge…) en un même ensemble ; sur l’adoption de préoccupations environnementales ; sur une diffusion prioritaire parmi les populations les plus pauvres (jeux pour tous) ; … voire sur une remise en cause de la valeur des installations et des dépenses publiques.

[4] Quand on parle de prendre des parts de marché à l’État, on ne parle pas bien sûr de concessions publiques vendues à des entreprises privées. Ce qui n’est au fond qu’une institutionnalisation de la corruption. Les entreprises privées qui achètent des concessions publiques (eau, voirie…) achètent du pouvoir, de la contrainte, un monopole.

[5] La théorie subjective de la valeur fait gravement défaut elle aussi mais je la place en dehors du propos ici développé.

[6] Au nombre des cas célèbres on pourrait parler de l’échec cuisant de la Ford Edsel (ainsi que du succès ultérieur de la Ford Mustang, conçue par une équipe réduite plus affranchie de la “demande”).

[7] N’attendons rien en revanche des organisations professionnelles, des fédérations, chambres, groupements sectoriels ou patronaux, etc. qui sont toujours partagés. Ces organisations défendent les intérêts de leurs adhérents et ne sont libérales que lorsque cela les arrange. D’une part elles s’opposent aux législations qui sont défavorables à leur industrie, contre la fiscalité excessive qui les frappe, etc. mais d’autre part elles se montrent favorables aux subventions, aux barrières douanières, etc. Les organisations privées dont nous parlons qui peuvent faire reculer l’Etat sont des entreprises privées indépendantes prêtes à s’isoler de tous leurs concurrents en adoptant un positionnement unique les opposant aux abus des pouvoirs publics.

[8] Peut-être aussi vaste que l’État lui-même. Je confesse avoir pour ma part la certitude, et il me semble que cette certitude est fondée, que l’État est entièrement remplaçable par des marques de justice, de police, d’armée, etc. dont la consommation soit facultative, profitable même à ceux qui n’en sont pas clients, et qui n’aboutissent pas à un Beyrouth en guerre. A défaut d’exemples historiques concrets démontrant par l’exemple la possibilité d’une telle maturité civilisationnelle, j’admets la part de foi qui subsiste peut-être encore dans ma certitude et renvoie donc à d’autres lieux le débat sur ce noble sujet.


Texte paru dans le bulletin de l’Aleps (« Liberté économique et progrès social ») d’avril 2007 (n° 119).


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