Lectures tamoules et cinghalaises
D’un grand coup d’aile, nous quittons le Pakistan et l’Afghanistan pour rejoindre le Sri-lanka, cette grande île au sud de l’Inde où se disputaient, jusqu’à il y a encore bien peu de temps, deux communautés qui voulaient l’une conserver son hégémonie, l’autre conquérir son droit à une existence décente et pérenne. De cet affrontement, souvent extrêmement violent, est née, paradoxalement, une littérature d’une grande sensibilité, empreinte de tendresse et de douceur comme pour faire un contre poids à toute la violence déversée sur cette île. Nous rendrons donc, encore une fois, visite à des écrivains qui ont dû quitter leur pays pour préserver leur vie et au moins leur avenir. Mary Anne Mohanraj qui vit désormais au Etats-Unis, nous conduira donc à la rencontre de Shyam Selvadurai qui réside désormais au Canada comme Michael Ondaatje, célèbre pour son roman qui a donné naissance au film « Le patient anglais », et à Romesh Gunesekera qui, lui, a choisi de vivre à Londres. Les Tamouls constituant la minorité persécutée, se sont plutôt eux qui ont été contraints à l’exil donc les auteurs que nous avons rencontrés ont certainement plus de gênes tamouls que de gênes cinghalais dans le sang.
Colombo Chicago de Mary Anne Mohanraj ( 1971 - ... )
Mary Anne dégringole l’arbre généalogique des Kandiah et des Vallipuram, deux familles ceylanaises tamoules, même si quelques éléments osent des mariages interethniques avec des Cinghalais ou des blancs, appartenant aux hautes castes, plutôt aisées, cultivées et éduquées comme Sundar. « Il était cultivé, éduqué, riche, solide. Le patriarche d’un clan qui s’épanouissait. » Deux familles qui croiseront leur destin à travers deux mariages et dans les événements qui ont affecté la vie de leur communauté au Sri-lanka.
Au cours de cette visite de ces deux arbres généalogiques parallèles qui finissent par se rejoindre en certains points, la vie n’est pas très fidèle à la géométrie, l’auteur s’arrête sur le sort des femmes qui composent les diverses branches de cet arbre pour raconter leur destinée, saisie à un moment décisif de leur existence. La visite commence vers les années quarante et s’achève au début de ce nouveau millénaire. Mary Anne dresse des portraits d’une très grande précision, elle décortique ces femmes, les sonde, les analyse jusqu’au plus profond de l’âme pour comprendre comment elles vivent le sort qui leur est réservé.
Ainsi, à travers toutes ces femmes, elle dresse le portrait de la femme ceylanaise, le portrait de la femme exilée, le portrait de toutes les femmes qui veulent échapper à leur condition de mère pour conquérir le droit à être autre chose, des femmes éduquées, des femmes cultivées, des femmes diplômées, des femmes actives, des femmes reconnues, des femmes aimées, … Mais la vie est bien difficile, la femme ceylanaise doit avant tout assurer la pérennité de la dynastie et l’exode en Amérique ne change pas facilement cette condition. Les femmes de cette histoire, même si elles ont conquis le droit aux savoir et aux carrières prestigieuses, ne rencontrent que désillusion et désenchantement dans des couples qui foirent systématiquement ou presque. A croire que l’auteur est convaincu que la vie à deux est impossible, sauf peut-être pour ce petit couple d’une extrême fragilité qui pourrait trouver une certaine sérénité dans une vie faite de simplicité, d’humilité, sans grandes attentes ni ambitions.
Ce livre de la désillusion et du désenchantement se déroule sur fond d’exil, d’intégration dans un continent très différent, mais surtout dans un contexte historique difficile où les événements ont été souvent meurtriers : répression des colons anglais, fin de la colonisation et surtout affrontements entre Tamouls et Cinghalais. Mais il aborde aussi de nombreux autres problèmes comme, l’importance des castes et le poids de la tradition qui se heurtent aux aspirations de la modernité et laissent les jeunes dans une grande incertitude entre des comportements communautaristes et des aventures vers d’autres civilisations, d’autres cultures, d’autres mœurs.
Une histoire pleine de sensualité, à la limite de l’érotisme que ces femmes revendiquent dans cette galerie de portraits, de destinées plutôt, saisis dans un moment crucial de la vie de chacune, pour peindre un tableau plus général de la femme ceylanaise, de la femme tout court, en assemblant des petites touches et quelques traits comme dans une toile de Soutine. Avec des phrases courtes, efficaces, mais pas trop rapides car très précises et dans un débit très fluide, Mary Anne teste différentes forme de narration : journal, récit sous deux angles simultanés, … pour nous rappeler que ce roman est le fruit d’un travail de recherche qu’elle boucle par une leçon de cuisine tamoule qui sent comme une évocation de la tradition immuable. Car cette histoire ne devrait être que la suite du Ramayama qui conte la légende du roi Rama et de sa princesse qui lui est restée fidèle malgré la tentation.
Souhaitons tout de même à l’auteur de trouver plus de joie et moins de désillusion que ses personnages dans son propre exil de Colombo à Chicago et qu’elle soit plus apte au bonheur que ses femmes tamoules qui semblent incapables de trouver la moindre parcelle d’espoir hors d’une vie de soumission et de résignation. Mais, « Parfois, il y avait des fêtes, du plaisir, de la joie. » Alors …
Drôle de garçon de Shyam Selvadurai ( 1965 - ... )
Vers la fin des années soixante-dix, à Colombo, Arjie, un jeune garçon tamoul préfère jouer avec ses sœurs et ses cousines plutôt qu’aux jeux virils que lui proposent ses cousins et amis. Il découvre progressivement que son comportement indispose ses parents et qu’il est un peu différent des autres garçons. En grandissant il prend conscience de son homosexualité et comprend qu’il va devoir affronter deux grandes épreuves : sa sexualité franchement en agonie à cette époque au Sri-lanka et ses origines tamoules qui sont au centre d’une sévère querelle entre ceux de sa communauté et les Cinghalais majoritaires qui détiennent tous les pouvoirs.
Un livre qui parle de choses graves et violentes mais avec une grande sensibilité et beaucoup de tendresse et de douceur. Un bon souvenir de lecture.
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