Le peintre William Hogarth a représenté vers 1735, la scène II de l’acte I de “la Tempête”. On reconnait aisément au centre du tableau Prospéro le vieux magicien, le visage tourné vers sa fille Miranda. Celle-ci est assise sur son trône de coquillages et de coraux; comme nous l’indique la présence de l’agneau quelle nourrit, Miranda est encore vierge et innocente, au grand dam d’ailleurs de Caliban, le personnage difforme situé à droite, et qui aurait tellement souhaité avec elle, peupler l’île de petits Caliban…Tout en haut du tableau, un ange joue de la musique, c’est Ariel, le fidèle compagnon de Prospero, esprit de l’air capable de provoquer la tempête. Le dernier personnage s’approchant lentement, les mains jointes sur le côté gauche, à l’extrême opposée du monstre Caliban, est un intrus: Fernando appartient en effet au groupe des naufragés venant tout juste d’arriver sur l’île. Fils du roi de Naples, cherchant en vain son père, il trouve l’amour en la personne de Miranda. On peut dire que le peintre a choisi une scène fondamentale, car c’est à ce moment-là que Prospero dévoile enfin toute la vérité à sa fille sur son passé: avant de vivre ici, il était duc de Milan mais trahi par un frère très ambitieux, Antonio, il est chassé de ses terres avec la complicité du roi de Naples Alonso, et abandonné sur une vieille embarcation avec sa fille de trois ans. C’est ainsi qu’ils se sont retrouvés sur cette île magique. Douze ans après, Prospero a enfin l’occasion de se venger: grâce à Ariel, il provoque la tempête qui lui amène sur un plateau d’argent, tous ses vieux ennemis…
Dans la mesure où “La tempête” est la dernière pièce de Shakespeare - il meurt le 23 avril 1616 - on pense souvent qu’elle contiendrait toutes les autres. Mais si le dramaturge convoque la plupart de ses personnages dans cet oeuvre testament, au passage, il les transforme, leur donnant une nouvelle chance. Miranda serait une Ophélie, jouant aux échecs avec Fernando (nouvelle figure d’Hamlet ou de Roméo), mais qui ne serait pas morte emportée dans la rivière. Antonio l’usurpateur, fait songer naturellement à Othello, Gonzalo à Gloucester mais quid de Prospero ? On peut trouver qu’il ressemble énormément au Roi Lear, mais en moins pathétique. On se souvient en effet que ce dernier renonçait de son propre chef, à son royaume au profit de ses filles. De la même façon, Prospero abandonne de fait, son pouvoir ducal à son frère Antonio au profit de ses livres (Antonio alors qu’il détient la réalité du pouvoir, ne pouvant s’empêcher de chasser un frère si généreux…). En outre, lorsque le roi Lear, se réfugie dans la forêt, il s’adresse directement à la tempête comme nous le rappelle le tableau de Benjamin West, “King Lear in the storm”: “Vents, soufflez à crever vos joues, vents, faites rage ! (…) Gronde, ventre du Ciel, Crache ton feu ! Que tes pluies se débondent !”. Ce faisant, il paraît fou et se rend compte assez rapidement qu’il ne peut dominer la nature. Alors que Prospero n’est pas du tout grotesque, grâce à Ariel, il a ce pouvoir inouïe de provoquer une tempête comme bon lui semble. Prospéro est un roi Lear heureux et puissant.Pour autant, on peut se demander s’il n’est pas plus que cela… Lorsque Prospéro après lui avoir fait subir un certain nombre d’épreuves et d’avanies, consent à offrir sa fille à Fernando, il prépare un vrai spectacle. Les dieux de la mythologie, ni plus ni moins, sont convoqués pour en discuter, et le préparer. Défilent sous nos yeux Cérès, la déesse des céréales, Junon l’épouse de Zeus, des nymphes, etc. Puis d’un seul coup, on révèle au lecteur que tout cela était un simulacre, Ariel s’étant déguisé pour incarner ces personnages; en d’autres termes, du théâtre dans le théâtre, tout comme dans la “Tragédie d’Hamlet”. Le maitre du jeu, celui commande les éléments de la nature, qui paraît même donner des ordres aux dieux de l’Antiquité, c’est Prospéro. Mais Prospéro n’est-il pas Shakespeare lui-même (voir son portrait), le véritable créateur, celui qui préside aux destinées de ses personnages et qui, alors qu’il va quitter la scène et mourir cinq ans plus tard, glisse dans la bouche de Prospéro, l’aveu qu’il renonce définitivement à son pouvoir d’auteur: “J’ai renoncé (à) tous mes charmes/ et n’ai donc plus d’autres armes/ Que ma pauvre humanité. Vais-je ici rester confiné/ Par vous, pourrai-je partir/ Pour Naples…”