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L'éclatant retour de Martin : Historia Sancti Martini par Diabolus in Musica

Publié le 24 mars 2011 par Jeanchristophepucek
saint martin vitrail toursMaître anonyme, Vallée de la Loire, XIIIe siècle,
La Vierge (de la Pentecôte ?) et Saint Martin
, c.1245-48.

Vitrail, 54 x 35,6 cm, New-York, Metropolitan Museum,
en provenance du déambulatoire de la Cathédrale Saint-Gatien de Tours.

Ce début de printemps est une période faste pour les musiques du Moyen Âge. Après le remarquable enregistrement de la Scola Metensis qui nous permettait, tout récemment, de découvrir des pans méconnus du répertoire lorrain, c’est aujourd’hui vers le ponant que nous entraînent Antoine Guerber et ses chantres de Diabolus in Musica. Historia Sancti Martini, leur nouveau disque publié par Æon est, en effet, entièrement consacré à la reconstitution d’un office dédié à la mémoire de Saint Martin tel qu’il pouvait être célébré à Tours dans le deuxième quart du XIIIe siècle.

Le nombre de manuscrits transmettant la Vita (« Vie ») que lui consacra Sulpice Sévère (c.360-c.420) ainsi que la multitude de témoignages iconographiques ayant survécu jusqu’à nos jours attestent de la popularité de Martin au Moyen Âge et au-delà. Son passé de soldat, l’épisode fameux du partage de son manteau pour en revêtir un pauvre qui n’était autre que le Christ, son baptême, ses miracles, ses voyages, son infatigable énergie pastorale confinant parfois à la violence, sa mort édifiante sur un lit de cendres font de son existence une parfaite incarnation des plus hautes valeurs de la société de son temps et un exemple dont le rayonnement s’étendit rapidement sur toute l’Europe.

Martin mourut à Candes (aujourd’hui Candes-Saint-Martin) le 8 novembre 397 et son corps, convoité par les poitevins et les tourangeaux, fut enlevé nuitamment par ces derniers et, après un périple sur la Loire dont les berges fleurirent au passage de l’embarcation qui le transportait, enseveli à Tours trois jours après.

prise tours par philippe auguste jean fouquet grandes chron
Sa sépulture, sur laquelle une chapelle primitive fut édifiée vers 437 puis agrandie dès 491, devint aussitôt un très important lieu de pèlerinage dont le prestige ne fit que croître, au point que l’abbé laïc de la collégiale Saint-Martin, institution dépendant directement du pape, n’était autre que le roi de France. On peine aujourd’hui à imaginer, en observant ses vestiges fortement restaurés, l’immense basilique, plusieurs fois détruite et reconstruite au gré des invasions, des guerres ou des modes architecturales, dont enluminures et gravures nous transmettent l’image et qui fut définitivement rasée en 1798 ; son activité était cependant si intense au Moyen Âge que ses effectifs en chanoines et en vicaires dépassaient ceux de Notre-Dame de Paris au XIIIe siècle.

C’est à cette époque que nous transporte l’enregistrement de Diabolus in Musica, fondé sur un Rituel copié par le chanoine Péan Gatineau entre 1226 et 1237 et conservé aujourd’hui à la Bibliothèque municipale de Tours (manuscrit n°159). Des quatre fêtes célébrant Saint Martin qui y sont consignées, Antoine Guerber a choisi de ressusciter celle dite « d’hiver » commémorant, chaque 11 novembre, la mort et l’enterrement de l’évêque avec un déploiement de faste tout à fait exceptionnel, dont la matérialisation musicale résidait dans l’usage de la polyphonie. Après l’arrivée en procession, commence l’office des Matines, composé de trois Nocturnes regroupant antiennes, psaumes et répons. Destinés à être interprétés par des chantres spécialisés qui, selon le témoignage de Péan Gatineau étaient, à l’instar des machicots de la cathédrale Notre-Dame de Paris, au nombre de six, ce sont ces répons, au sein desquels se succèdent une lecture décrivant les épisodes de la vie du saint tels que transmis par la Vita de Sulpice Sévère et un verset en plain-chant, qui seuls figurent sur le disque, accompagnés de conduits polyphoniques. Singulier mélange de cette solennité un rien intimidante propre au plain-chant, encore rehaussée par le contexte particulier de la célébration, mais faisant également place à la virtuosité mélismatique directement inspirée des pratiques de l’École de Notre-Dame, la musique qui irrigue cette Historia Sancti Martini semble s’inscrire dans un espace-temps indéfinissable où le souvenir de l’héritage grégorien et ce qui était alors la modernité s’unissent dans une même respiration à la fois vibrante et suspendue.

L’ensemble Diabolus in Musica (photographie ci-dessous), bien connu des amateurs de musique médiévale pour, entre autres, ses remarquables enregistrements consacrés au répertoire de l’École de Notre-Dame (Vox Sonora, Studio SM, 1998 et Paris expers Paris, Alpha, 2006) aborde cette reconstitution avec un naturel et une justesse de ton admirables. Du Salve Stella, seule pièce subtilement soulignée par la percussion, qui l’ouvre, au Te Deum qui la referme, son interprétation de l’Historia est, au sens propre du terme, animée de bout en bout par un souffle qui apporte aux lectures comme aux versets, les parties les plus objectivement austères du programme, tout le relief et l’éloquence nécessaires pour rendre vivante et fervente la parole qu’ils portent et dont on ne rappellera jamais assez la place centrale, tandis que les conduits sonnent avec vigueur et brillant, jamais ostentatoires, parfaitement galbés.

diabolus in musica musee national moyen age marie-emmanuell
Antoine Guerber, avec l’enthousiasme et l’humilité qui caractérisent son parcours artistique, obtient le meilleur des six excellents chanteurs masculins, tous rompus aux exigences du chant médiéval, qu’il dirige, assurant, avec un jugement très sûr, la fusion de voix fortement typées tout en faisant sourdre de chacune d’elles de magnifiques et rares couleurs, et n’hésitant pas, en outre, à se servir de légères inégalités de registres pour souligner l’expressivité de telle ou telle phrase musicale. S’il est évident que tout, dans cette réalisation, a été soigneusement pensé et pesé avant d’être confié aux micros, qu’il s’agisse des équilibres entre les différents pupitres, des dynamiques, de l’ornementation ou du soin apporté à la restitution de la prononciation du latin, ici fortement imprégnée des sonorités de la langue d’oïl, c’est pourtant un sentiment de liberté, d’improvisation supérieurement maîtrisée, qui se dégage de cet enregistrement qui, par sa cohérence interprétative et sa volonté de vraisemblance, rend justice à des pièces qu’il aurait été regrettable, compte tenu de leurs qualités, de ne jamais pouvoir entendre. Réalisée dans la somptueuse acoustique de l’abbaye de Fontevraud, dont la prise de son signée par Jean-Marc Laisné restitue parfaitement le caractère à la fois transparent et enveloppant, cette recréation apparaît donc comme formidablement orante, d’une intériorité à la fois dense et lumineuse : au-delà du disque, c’est un double voyage, dans le temps mais aussi en nous-mêmes, qu’elle nous propose d’effectuer en nous laissant porter par une musique qui se médite autant qu’elle s’écoute.

incontournable passee des arts
De la magnificence du culte martinien, plus rien ne subsiste aujourd’hui à Tours que des traces éparses, mais ce nouvel et incontournable enregistrement de Diabolus in Musica nous permet de la retrouver dans tout l’éclat qu’elle pouvait revêtir au temps de sa splendeur. Je vous recommande donc chaleureusement de vous immerger à votre tour dans cette Historia Sancti Martini toute baignée de ferveur, un projet dont le courage suscite l’admiration et la valeur de la découverte qu’il propose une immense gratitude.

historia sancti martini diabolus in musica antoine guerber
Historia Sancti Martini
, grand office solennel de la Saint Martin d’hiver, Basilique Saint-Martin, Tours, XIIIe siècle
Diabolus in Musica
Antoine Guerber, direction 1 CD [durée totale : 66’02”] Æon ÆCD 1103. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien. Extraits proposés :

1. Salva nos,  Stella marisRundellus (Procession)

2. O quantus erat luctus – Répons (2e Nocturne)

3. In ripa Ligeris – Conduit

4. O beatum virum in cujus - Répons (3e Nocturne)

Illustrations complémentaires :

Jean Fouquet (Tours?, c.1420/25-Tours, c.1478/81), Prise de Tours par Philippe Auguste, in Grandes Chroniques de France, c.1455-60. Enluminure sur parchemin, 9,3 x 10,8 cm, Paris, Bibliothèque Nationale de France, Manuscrit français 6465, f.236. (L’édifice religieux qui surplombe l’enceinte de la ville est la basilique Saint-Martin)

La photographie de l’ensemble Diabolus in Musica, avec les artistes ayant participé à l’enregistrement, est de Marie-Emmanuelle Brétel, que je remercie de m’avoir autorisé à l’utiliser et dont je vous invite à visiter le site en suivant ce lien.


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