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Le livre du jour - Un traître à notre goût, John Le Carré

Par Benard

Le livre du jour - Un traître à notre goût, John Le Carré

parNelly Kaprièlian

le 10 avril 2011 à 11:00

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Sur fond de mafia russe, de corruption des banques et d’espionnage anglais, John le Carré signe un tour de force littéraire tout en flash-backs, un grand roman existentiel où la vérité se dévoile toujours trop tard.

Certains romans d'Arthur Conan Doyle, d'Agatha Christie et de Rudyard Kipling, mais aussi et surtout Somerset Maugham, John Buchan, Ian Fleming et enfin John le Carré : le roman d'espionnage est un genre éminemment britannique. Est-ce parce que le Royaume-Uni, cet empire insulaire, fatalement séparé des autres puissances par la mer, peut ainsi les observer de loin et se sentir observé par elles ? Est-ce que cette sensation de retrait, voire d'isolement, rend aussi arrogant que vulnérable, aussi mégalo que parano, avec angoisse inhérente d'être envahi par le reste du monde ?

La paranoïa, personnage central du roman d'espionnage

romans d'Arthur Conan Doyle, d'Agatha Christie et de Rudyard Kipling, mais aussi et surtout Somerset Maugham, John Buchan, Ian Fleming et enfin John le Carré : le roman d'espionnage est un genre éminemment britannique. Est-ce parce que le Royaume-Uni, cet empire insulaire, fatalement séparé des autres puissances par la mer, peut ainsi les observer de loin et se sentir observé par elles ? Est-ce que cette sensation de retrait, voire d'isolement, rend aussi arrogant que vulnérable, aussi mégalo que parano, avec angoisse inhérente d'être envahi par le reste du monde ?

La paranoïa, personnage central du roman d'espionnage

Car si l'on dit souvent que la paranoïa est au coeur des romans de science-fiction -La Guerre des mondes,roman anglais de H.G. Wells, suintait la parano paradoxale des grands colonisateurs d'être colonisés à leur tour… -, elle s'impose davantage comme l'enjeu même du roman d'espionnage.

Même chez les jeunes auteurs, français de surcroît, tel Antoine Bello qui revisitait récemment le roman d'espionnage avecLes Falsificateurs,le scénario est paranoïaque à l'extrême : Bello imaginait une agence d'espions spécialisés dans la contrefaçon d'informations et de faits historiques. De quoi manipuler l'opinion, c'est-à-dire nous. On nous mentirait donc ? Disons que la vérité serait toujours à découvrir derrière les apparences, les façades illusoires.

Le nouveau roman, le vingt-deuxième, de ce vieux maître qu'est John le Carré (80 ans l'automne prochain) en est la démonstration magistrale, doublé d'un tour de force littéraire comme on n'en avait pas lu depuis longtemps. Car ce qu'il démontre, c'est que le mensonge, ou plutôt le non-dit, l'omission, ont toujours à voir avec la narration. Toute littérature relèverait dès lors un peu du roman d'espionnage - tout lecteur serait un paranoïaque en puissance auquel on ment. Car, comme on le sait, ce n'est pas parce qu'on est parano qu'on ne nous cache pas quelque chose.

En abordantUn traître à notre goût,l'on pourrait s'attarder sur la vision du monde du grand le Carré portée par ce roman : la Russie postsoviétique gangrenée par ses mafieux - les “Vory”, anciens détenus de la Kolyma ou du Goulag (les camps comme terreau de leur formation) -, la corruption des banques et le blanchiment d'argent des sales guerres à échelle mondialisée, la pourriture des réseaux d'agents secrets…

Pourtant, c'est la structure qui sidère. Un roman entièrement construit en flashbacks et récits rétrospectifs, où le lecteur découvre quelques pages plus tard que le passage qu'il lisait, les scènes auxquelles il assistait, n'étaient pas complètes - lui cachaient quelque chose. Quelque chose manque toujours au récit, parce que quelque chose manque toujours à la vie. Les clés pour l'ouvrir (le récit ou la vie) à notre regard total - tentation du parano -, manquent cruellement. Où gît la vérité ?

Ce jeune et beau couple que l'on suit dès le début - Perry, universitaire de gauche enseignant à Oxford, et Gail, avocate ambitieuse - passent-ils de simples vacances en amoureux à Antigua, dans les Caraïbes ? Plus tard, de retour à Londres, interrogés dans le sous-sol d'une maison par les mystérieux Luke et Hector, ils avoueront qu'ils y ont rencontré une famille de Russes, richissimes et étranges, dont la colossale figure de proue se nomme Dima. Seulement désireux de jouer au tennis avec Gail et Perry ?

Plus tard encore, on apprendra que Dima, chantre du blanchiment d'argent de la mafia russe, aurait demandé à Perry de contacter les services secrets britanniques pour lui assurer asile et sécurité en Angleterre contre des renseignements qui sauveraient le pays. Et ainsi de suite…

Le véritable traître demeure le roman

Rien de ce qui se raconte, de ce qui se joue sous nos yeux n'est jamais, ne sera jamais total, bref… intègre. On ne racontera pas la fin et l'on ne révélera pas qui est le traître“à notre goût”du titre. Car au fond, peu importe : il ne s'agit, comme dirait Hitchcock, que du MacGuffin. Le véritable traître, c'est d'abord le roman. Et la position du trahi, comme intrinsèque au fait même d'être vivant, c'est la nôtre, celle du lecteur. L'écrivain trahit son lecteur, le lecteur est l'éternel floué, et le traître à son goût est l'auteur qui le trahira au mieux.

Là où le roman de le Carré est plus important qu'il n'y paraît - tant pis pour ceux qui le réduiront à son pitch -, c'est qu'il traduit toute la condition de l'humain désemparé face à ce qu'il a devant lui, qui vit, subit, passe son temps à ne pas voir, à ne pas vivre vraiment. Henry James, qui était américain mais s'était persuadé, et nous avec, qu'il était britannique, aimait la figure de l'anamorphose dans ses romans : il n'y a qu'en se déplaçant dans l'espace, le temps, ou l'espace et le temps d'un roman, que l'on peut comprendre ce que le personnage, ou soi, a vécu. Trop tard, donc, fatalement.

C'est le cas du lecteur d'Untraître…,traité comme les Etats traitent le “peuple” : l'informant après coup des mesures prises, de ce qui se cachait vraiment derrière une guerre, derrière des tractations d'argent, bref, le manipulant pour cacher ses propres intérêts. Certains regretteront que ce roman étaie à ce point toute croyance dans une théorie du complot. Mais sa force, véritable leçon de littérature en soi, est de nous convaincre que rien n'est jamais totalement dit, compris ni gagné, et qu'en ces temps de transparence illusoire nous avons encore quelques raisons de douter. Parce que la méprise et le doute sont, tragiquement, les conditions intrinsèques de toute vie d'homme.

Nelly Kaprièlian

Un traître à notre goût(Seuil), traduit de l'anglais par Isabelle Perrin, 372 pages, 21,80€.

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