On parle beaucoup d'entreprise apprenante, mais n'y-a-t-il pas besoin également d'entreprise « éducative » ? Je veux dire : une organisation qui certes crée de la connaissance, mais qui permet également l'échange et la transmission de connaissances. C'est tout l'enjeu des plans de formation RH par exemple. Mais en allant plus loin, on pourrait reconnaître une fonction éducative à l'entreprise.
En effet, il est évident que des diplômes aussi « professionnels » ou « opérationnels » qu'ils soient ne constituent pas la seule source de connaissance des individus travaillant dans une entreprise. Il est d'ailleurs probable qu'une grande partie de leurs connaissances sera due à une visite des lieux de production ou à des échanges entre collègues, plus qu'au contenu de leur diplôme. C'est cet état de fait qui me pousse à considérer l'entreprise comme une institution éducative. Mais attention, il ne s'agit pas de reproduire tous les carcans propres aux institutions scolaires normales. Au contraire, il faut décloisonner et créer des réseaux où le savoir circule librement sans élèves ni maîtres. Suivant cette perspective, je me permets d'emprunter à Ivan Illich l'expression de « réseaux du savoir » qui pose un dispositif d'éducation libre.
Dans Une société sans école (Deschooling Society), Ivan Illich propose de fermer les écoles pour préférer un mode d'éducation plus libre. Les objectifs de ce nouveau système éducatif étant :
-
Donner accès aux ressources existantes à tous ceux qui veulent apprendre
-
Permettre à ceux qui désirent partager leurs connaissances de rencontrer toute autre personne qui souhaite les acquérir
-
Permettre aux porteurs d'idées nouvelles de se faire entendre
Voilà des objectifs qui seraient également grandement utiles pour la performance et la capacité d'innovation des entreprises. C'est pourquoi je vais tenter ici d'adapter la pensée révolutionnaire de Illich dans une optique managériale.
Illich propose de nouveaux réseaux éducatifs qui sont au nombre de quatre :
-
Un service de mise à dispositions de ce qu'il appelle les « objets éducatifs ». Pour ma part, je parlerai de : réseau d'accès aux produits.
-
Un service d'échange de connaissance : réseau d'accès aux compétences cachées.
-
Un réseau de rencontre entre « pairs » : réseau d'accès aux hommes.
-
Un réseau d'éducateurs : réseau d'accès aux compétences visibles.
Je ne reviendrai pas sur les propositions d'Illich, me contentant d'exposer directement l'adaptation assez libre que j'en ai faite. À partir de la pensée de cet auteur, j'ai donc défini quatre dispositifs organisationnels :
-
Réseau d'accès aux produits
Réseau d'accès aux
compétences cachées
Réseaux d'accès aux hommes
Réseau d'accès aux
compétences visibles
Réseau d'accès aux produits
Une des choses qui me semble fondamentale est que tous les employés d'une entreprise aient accès aux lieux de production de leur produit. Je dirais même qu'avant de vendre un produit, la connaissance de son processus de production devrait être obligatoire. Alors que bien souvent on se contente de former des vendeurs à la seule capacité de vendre, il faudrait qu'ils aient tous une connaissance – fusse-t-elle basique – de la manière dont ce qu'ils vendent est fabriqué. De cette manière, en fonction des remarques du clients, ils pourraient par exemple envisager des innovations directement applicables car ils auraient la structure du processus opérationnel en tête. Mettre à la disposition de chaque vendeur un prototype démonté de leur produit pourrait être également envisagé.
Réseau d'accès aux compétences cachées
Comme il existe des coûts cachés (absentéisme, feuilles d'imprimantes ou fourniture de bureaux qui disparaissent, usage d'une voiture de fonction pour un usage non professionnel, etc), je pense qu'il y a également des compétences cachées en entreprises. Ces compétences peuvent être liées à des diplômes atypiques dans le curriculum vitae de certains collaborateurs (philosophie, cinéma, arts, littératures, etc.), à des expériences de vie, à des occupations personnelles, etc. La question à se poser est : qu'est-ce que tel collaborateur est capable de faire, de penser ou d'être ? Et plus cette faculté est éloignée du monde du travail, mieux c'est, car en cela elle sera forcément inédite et donc possiblement innovante ou créatrice d'innovation. Il s'agit d'exploiter des ressources qui ne sont en général pas exploitées. Un premier dispositif d'accès aux compétences cachées pourraient être de répertorier dans une base de données les compétences linguistiques de chaque collaborateur qui souhaite partager cette information. J'insiste sur le fait que ces informations doivent être consenties car il ne s'agit pas de « fliquer » l'entreprise pour découvrir les compétences cachées de chacun. Le système doit être ouvert et transparent. On pourrait d'ailleurs imaginer une sorte de Facebook interne avec des niveaux de confidentialité contrôlable par l'utilisateur.
Réseau d'accès aux hommes
Le troisième réseau est certainement le plus développé à l'heure actuelle dans les entreprises. C'est la possibilité d'organiser des réunions avec n'importe quel collaborateur pour travailler ensemble sur un projet commun. Dans la perspective d'Illich, il s'agissait de rendre possible « l'appariement des égaux » qui partagent des centres d'intérêt. Traduit dans le monde de l'entreprise, c'est l'intérêt commun qui importe, celui qui fait sens au niveau de l'organisation. Cela pourrait être un moyen d'échapper à une organisation trop rigide qui segmente les fonctions à l'excès, voire une voie d'expérimentation pour tester de nouvelles structures organisationnelles. Ce réseau demande par ailleurs que soient disponibles tout le temps plusieurs salles de réunion qui peuvent être de nombre variable en fonction de la taille de l'entreprise.
Réseau d'accès aux compétences visibles
Enfin, après avoir parlé des compétences cachées, il faut parler des compétences visibles. Mais celles-ci ne sont pas forcément plus « affichées » que les autres. J'entends par compétences visibles, celles qui correspondent au travail effectif passé et actuel de tel ou tel employé. Cela comprend sa fonction, son poste actuel, mais aussi son expérience dans l'entreprise, les personnes avec qui il a travaillé, etc. En somme il s'agit du parcours d'un individu au sein de l'organisation, et jusqu'à un temps t. Savoir que telle personne a travaillé auparavant dans tel ou tel service peut par exemple permettre un gain de temps non négligeable pour la résolution d'une question liée à ce service. Là encore, il ne s'agit pas de ficher les individus. C'est sur la base du volontariat que ces données seraient disponibles pour tous. On peut constater que ce genre d'infos est en général celles que l'on s'échange à la machine à café. Le réseau d'accès aux compétences visibles permettra en fait de formaliser tout ça et de créer une mémoire commune de toutes ces expériences.
Voilà donc quelques pistes de réflexions pour penser l'organisation du savoir et des connaissances en entreprise. L'idée fondamentale étant de permettre une diffusion libre du savoir, et que plutôt que de manager les hommes, il faudrait manager la liberté de mise en relation entre les hommes.