JUAN GELMAN
Lettre ouverte suivi de Sous la pluie étrangère
édition bilingue
présenté et traduit de l'argentin par
jacques ancet
Editions CARACTÈRES
Cahiers latins
Juan Gelman est né à Buenos Aires en 1930. Poète, traducteur, journaliste, militant révolutionnaire, il quitte l’Argentine en 1975, un peu avant que ne s’installe dans le pays, de 1976 à 1982, l’une des pires dictatures qu’ait connue l’Amérique Latine en ce siècle pourtant fertile en horreurs et atrocités. Les militaires argentins séquestreront ses deux enfants et sa belle-fille enceinte. Miraculeusement, sa fille Nora Eva échappera à la mort. Son fils, ne reparaîtra pas. Il faudra attendre le 21 décembre 1989 pour que des médecins légistes identifient les restes de Marcelo Ariel dont le corps, jeté dans le canal de San Fernando, avait été découvert dans un baril contenant ciment, graisse et fer. L’enterrement aura lieu le 7 janvier 1990. Il faudra attendre encore plus longtemps, c’est-à-dire 1999, pour que Juan Gelman finisse par retrouver sa petite fille âgée de vingt-trois ans, née en prison, enlevée à sa mère et, comme c’était courant alors, clandestinement “adoptée” en toute impunité par les familles des militaires ou de leurs proches et donc coupée de toutes ses racines. Quand on demande à Juan Gelman s’il peut pardonner, après l’exil et la disparition des siens, il répond : « Non, je ne crois pas au pardon. Pour une raison très simple ; je ne sais pas à qui les victimes ont délégué leur faculté de pardonner. Je ne peux m’arroger cette faculté. Je crois en la justice. »
Lettre ouverte, écrit en janvier 1980, est sans doute le texte le plus extrême de Juan Gelman. Peut-être parce que, dans un bouleversement affectif et langagier qui, à ma connaissance, n’a pas d’équivalent dans la poésie contemporaine, s’y exprime l’extrême du désarroi et de la souffrance — au sens propre : une passion. Celle du père crucifié par la disparition du fils qui ne trouve plus pour dire l’absence et la douleur que l’éclatement d’une écriture rendue plus explosive encore par le recours à une forme et une métrique régulières : le quatrain et le grand vers classique hispanique : l’hendécasyllabe.
Sous la pluie étrangère composé en mai 1980, est l’autre face de ce diptyque. Après les poèmes de Lettres ouverte écrits dans une sorte d’apnée du sens, l’écriture plus directe, plus narrative et même autobiographique de ce recueil (les parents, la vie quotidienne à Rome ou à Paris, le retour clandestin à Buenos Aires, le fils disparu, les amis perdus...) permet de voir l’autre face de la tragédie : sa face grise, celle de l’exil qui en est à la fois la cause et la conséquence.
Ces deux recueils forment donc bien un diptyque, et c’est comme tels qu’on les présente ici. Pour que ce grand poète qu’est Juan Gelman nous soit un peu mieux révélé dans toute sa stature : celle d’un homme qui, face aux atrocités et aux désespoirs de la vie a su résister non pas par la haine, la rancœur ou la soif de vengeance, mais par l’amour, la beauté, l’enfance. Et par la poésie qui les réunis tous. Une poésie qui, dans le bouleversement et l’intensité qui sont les siens, est un acte de vie interminablement jeté à la face de la mort.
LETTRE OUVERTE
VI
corps qui me trembles tout entré dans l’âme/
froid qui me fait froid/petite main tienne
fontaine d’ombre/d’ombre/d’ombre/d’ombre
quelque part j’arrête ta destruction ?/
je te rejoins ?/attriste ta parole ?/
fais souffrir ton jamais ?/plus ?/jamais plus
pour moi regard de beauté ta beauté ?/
es-tu repos de ta peau ?/un très grand
dévouloir ?/m’écoutes-tu suspendant
ton passage hors de toi?/frimousse qui
illumine ton animal/ou peine ?/
vient traverser mon ciel/ comme soleil ?/
VII
te désenfantant/me désenfantant/
te poursuivant dans ta suavité/
j’endure d’être père seul de toi/passe
la voix secrète que patient/tu tisses/
tel désâmement de mon existence/
tout petit qui volant passes à travers
les souffrances tout extrêmes de toi?/
liant ?/déliant ?/liant pour que je
n’habite pas en toi ?/m’en aille loin
de cette douleur ?/mais où ?/quel pays
saignes-tu/ afin que chairment je saigne?/
où passes-tu ?/si triste d’être tiède ?
VIII
voles-tu hors mère en ton réconfort ?/
des ombres adoucissent ton tant mourir ?/
es-tu déjà coupé de tout ce qui
tirait ta douce âme en arrière comme
bonheur dans la main ?/chauffes-tu la nuit ?/
parles-tu sur les murs de la douleur
contre le mal ? / te dresses-tu fils ? / braise ?/
brûles-tu la nuit du bourreau ?/ es-tu ?/
cognes-tu de ton souffrir/désaimé
dissémines-tu ton feu/chaleur/tendre/
qui te donnait des sanglots d’aimer
au pied de ton tout seul ? ton compagnon ?
IX
là comme pas là ?/vie que tu médites ?/
comme un autre monde ?/aimant humblement ?/
signales-tu tes passages par l’oubli ?/
arbrerais-tu tes tout petits désarbres
rien que pour ombrager ma rêverie
qui sue au feu de tes absences ?/quand ?/
m’assieds-tu à la table de ton âme ?/
me décheminerais-tu afin d’être
chemin où tu passerais comme enfant
que tu désenfantes en douleurs ?/revers
de lumière où tu te taisais beaucoup ?/
comme un chant qui tombe d’une soleil ?
X
la souffrance/est-elle défaite ou bataille ?/
réalité qui broies/es-tu compagne?
tant de perfection te sauve de quoi?/
ne te fais-je pas mal ?/ne te juané-je ?/
te gelmané-je ?/ ne te chevauché-je
comme fou de toi ?/tien poulain qui passe
dévalorisant la mort malheureuse ?/
celle qui pleure au pied de mes mouroirs?/
ne suis-je pas là pour te paterner?/
vas-tu m’excuser de tant te filier ?/
réel que tu subis comme accouchant/
ton souffroir/chante-t-il pour/contre moi ?/
me révèles-tu ce que je peux être ?/
m’ailes-tu/toi aile de ma fureur ?/
te dé-pouponnes-tu comme colombe
qui recherche un œil aveugle pour voir ?
SOUS LA PLUIE ÉTRANGÈRE
III
Je ne vais pas avoir honte de mes tristesses, de mes nostalgies. Je regrette la petite rue où on a tué mon chien, et j’ai pleuré près de sa mort, et je suis collé au pavé sanglant où mon chien est mort, j’existe toujours à partir de ça, j’existe de ça, je suis ça, je ne demanderai la permission à personne d’avoir la nostalgie de ça.
Suis-je autre chose, peut-être ? Des dictatures militaires sont venues, des gouvernements civils et de nouvelles dictatures militaires, ils m’ont privé de mes livres, de mon pain, de mon fils, ils ont fait le désespoir de ma mère, ils m’ont chassé de mon pays, ils ont assassiné mes petits frères, mes camarades ils les ont torturés, déchiquetés, brisés. Personne ne m’a chassé de la rue où je pleure à côté de mon chien. Quelle dictature militaire pourrait le faire ? Et quel militaire fils de pute m’arrachera au grand amour de ces crépuscules de mai, où l’oiseau de l’être se balance face à la nuit ?
Mon pays n’était pas parfait avant le putsch militaire. Mais il était mon lieu, les jours où j’ai tremblé contre les murs de l’amour, les jours où j’ai été enfant, chien, homme, les jours où j’ai aimé, on m’a aimé. Aucun général ne va rien arracher de tout ça au pays, à la douce terre que j’ai arrosée avec peu ou beaucoup d’amour, cette terre que je regrette tant et qui tant me regrette, cette terre que rien de militaire ne pourra me salir ou salir.
Il est juste que je la regrette. Car nous nous sommes toujours aimés comme ça : elle réclamant plus de moi et moi d’elle, tous deux meurtris par la douleur que l’un causait à l’autre, et forts de l’amour que nous nous portons.
Je t’aime, patrie, et tu m’aimes. Dans cet amour nous consumons imperfections et vies.