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Lumière de la mort : d'époustouflantes Musikalische Exequien de Schütz par Vox Luminis

Publié le 19 mai 2011 par Jeanchristophepucek
maitre allemand anonyme vanite cadran solaire poche rat-de-

Maître allemand anonyme,
Vanité au cadran solaire de poche et au rat-de-cave
, c.1620 ?

Huile sur bois, 27,5 x 40,5 cm, Francfort, Städel Museum.

Depuis que Lionel Meunier, le directeur artistique de Vox Luminis, avait annoncé, dans un entretien publié ici-même, que le troisième disque de son ensemble serait consacré à des œuvres d’Heinrich Schütz (1585-1672), dont ses fameuses Musikalische Exequien, on guettait avec impatience la parution, chez Ricercar, de cet enregistrement qui verrait se confronter ces jeunes musiciens à quelques-uns de leurs glorieux aînés ayant gravé, eux aussi, ces pièces exigeantes.

Les Musikalische Exequien (« Funérailles musicales », dont cette réalisation reprend l’épellation originale Musicalische) constituent sans aucun doute un des plus hauts chefs-d’œuvre de la musique baroque septentrionale et, comme le rappelle opportunément le livret très complet signé par Jérôme Lejeune, une des probables sources d’inspiration d’un des piliers du répertoire romantique, le Deutsches Requiem de Johannes Brahms, créé en 1868. L’œuvre, composée de trois parties de dimensions différentes entre lesquelles prenaient place les rites propres à la liturgie, a été écrite pour les obsèques d’Heinrich Posthumus von Reuss, mort à Gera le 3 décembre 1635. Il est impossible de déterminer avec certitude si ce prince, qui avait minutieusement organisé ses funérailles, poussant le scrupule jusqu’à veiller à la confection de son cercueil (reproduit sur la jaquette et dans le livret du disque) comme aux choix des textes destinés à accompagner la cérémonie, en avait passé commande à Schütz avant sa mort ou si c’est sa veuve qui se tourna vers un compositeur que son époux avait eu maintes fois l’occasion de côtoyer.

Heinrich Posthumus von Reuss
Toujours est-il que le 4 février 1636, le corps embaumé de Posthumus von Reuss rejoignit sa dernière demeure au son de cette musique dont la première partie, la plus étendue, intitulée « Concert en forme d’une messe de funérailles allemande », avait été composée sur mesure par le Sagittarius sur les mots choisis par son commanditaire, les deux autres textes appartenant à la tradition, qu’il s’agisse du motet Herr, wenn ich nur dich habe (« Seigneur, pour peu que je t’aie »), dont le thème central de la consolation du croyant était développé dans la prédication qui en précédait sans doute l’exécution, ou du Cantique de Siméon, Herr, nun lässest Du deinen Diener in Friede fahren (« Seigneur, laisse maintenant aller ton serviteur en paix »), fréquemment associé au deuil, chanté, suivant une mise en espace particulière, par deux chœurs distincts dont un à trois voix, identifiées comme « l’âme heureuse » et deux séraphins, se tenait près du cercueil, matérialisant vraisemblablement l’accueil du défunt au Ciel.

La discographie récente des Musikalische Exequien a été marquée par un renouvellement de l’approche d’une œuvre que deux des réalisations majeures des années 1980, celles de Philippe Herreweghe (Harmonia Mundi, 1987) et de John Eliot Gardiner (Archiv, 1988), avaient inscrite dans une perspective chorale assez solennelle malgré des effectifs n’excédant pas une vingtaine de chanteurs pour les tutti, soutenus par un instrumentarium limité à quelques cordes frottées (violoncelle ou viole de gambe, violone) ou pincées (théorbe et, éventuellement, harpe) avec l’orgue, une notable exception à cette esthétique étant constituée par la version très « vénitienne », à mon sens peu recevable malgré la beauté des voix, de l’ensemble Akadêmia (Pierre Verany, 1999) renforcé par les cornets virtuoses de La Fenice. En 2007, Benoît Haller, à la tête d’une Chapelle Rhénane réduite à dix chanteurs mais dotée d’un continuo foisonnant (K617), imposait une urgence théâtrale qui rompait avec cet héritage, avant que Manfred Cordes et Weser-Renaissance (CPO, 2010), avec un effectif vocal similaire mais très peu d’instruments (harpe, chitarrone, orgue) livrait sans doute une des versions les plus épurées jamais enregistrées. L’interprétation de Vox Luminis suit les prescriptions de Schütz en matière de distribution vocale en utilisant douze voix ainsi qu’un continuo se résumant à l’orgue et à une basse d’archet, de viole en l’occurrence. Ce qui pourrait passer pour une concession à la mode des textures allégées en vogue dans la musique baroque depuis une quinzaine d’années est, en fait, d’une parfaite cohérence avec le contexte historique de la création des Musikalische Exequien, contemporaines des Kleine geistliche Konzerte publiés en deux parties, la première en 1636, la seconde en 1639, et partageant sans aucun doute avec eux le même minimalisme né des restrictions imposées par la guerre de Trente Ans, que le compositeur est le premier à déplorer dans les textes qu’il rédige alors.

rembrandt van rijn portrait musicien schutz
Stylistiquement, l’œuvre se présente comme une fascinante synthèse entre un italianisme décanté, expurgé de toute velléité de dramatisme tapageur, et l’intériorité concentrée propre à la musique luthérienne. La texture musicale, usant largement de l’homophonie, allie sobriété et fluidité tout en étant également très fortement imprégnée par l’expérience vénitienne de Schütz, perceptible dans l’usage d’alternances entre groupes de chanteurs (Capella) entre eux et avec les solistes, mais également dans le souci d’illustrer, au moyen d’effets discrets comme, par exemple, de subtils ralentissements, des mots importants du texte. Le programme du disque propose également d’entendre, avant les Musikalische Exequien, une sélection de motets funèbres de la plus belle facture, présentant des caractéristiques stylistiques similaires malgré leur disparité temporelle, ainsi qu’une magnifique mise en musique, par Martin Luther lui-même, de Mit Fried und Freud ich fahr dahin (« Je pars en joie et en paix ») et une splendide pièce pour orgue de Samuel Scheidt, Wir glauben all an einen Gott (« Nous croyons tous en un seul Dieu »), souverainement interprétée par Bernard Foccroulle. Même s’il ne saurait être question d’une tentative de reconstitution d’un office dont on ignore presque tout, le choix et la disposition éclairés des morceaux conduit aux Musikalische Exequien le plus naturellement du monde.

Après son très beau disque Scheidt (Incontournable Passée des arts 2010) et sa contribution remarquée au coffret Réforme et Contre-Réforme, on attendait beaucoup de la prestation de l’ensemble Vox Luminis (photographie ci-dessous). Elle est, je pèse mes mots, exceptionnelle. Elle s’inscrit au confluent des deux courants interprétatifs que j’ai mentionnés plus haut, dont elle ne retient que le meilleur ; elle possède la ferveur de la version d’Herreweghe et la tenue de celle de Gardiner sans leur épaisseur ou leur raideur (écoutez les trois enregistrements à la suite, vous comprendrez), l’exigence expressive de celle de La Chapelle Rhénane sans son caractère trop démonstratif, la luminosité de celle d’Akadêmia sans son italianisme déplacé, l’intériorité de celle de Weser-Renaissance avec de meilleurs chanteurs. Lionel Meunier et son ensemble trouvent d’emblée le ton juste, la pulsation idéale, la hauteur de vue idoine pour faire vivre des pièces qui n’ont peut-être jamais sonné avec un sentiment d’évidence aussi frappant. Forts de l’exploration qu’ils ont commencé à effectuer sur le répertoire de la Renaissance, les musiciens, en s’appuyant sur un tactus qui, sans précipitation ni lenteur excessives, dynamise la musique en usant de très subtiles fluctuations, offrent une lecture d’une lisibilité exemplaire, d’un naturel confondant et d’une sensibilité bouleversante.

vox luminis
Les voix sont magnifiques, peu vibrées mais techniquement assurées et portées par un ample souffle, la richesse de leur timbre étant splendidement mise en valeur par la prise de son. Il faut d’ailleurs saluer Jérôme Lejeune pour la qualité de sa réalisation artistique qui fait ici tellement corps avec l’interprétation que l’empathie née d’une confiance mutuelle entre le preneur de son et les artistes irradie littéralement de chaque minute de l’enregistrement. Certains reprocheront probablement à cette version de manquer de ce théâtre qui, on le sait, marquait les cérémonies funèbres de l’âge baroque ; c’est, à mon avis, une erreur. Le théâtre est, tout au contraire, au cœur même de cette vision, mais il se développe en suivant les mêmes codes que les œuvres, contemporaines des Musikalische Exequien, d’Andreas Gryphius (Die Tränen des Vaterlandes – Les larmes de la patrie – date également de 1636) ou de Sebastian Stoskopff, bannissant toute gesticulation ou surlignement superflus au profit d’une parfaite imbrication de multiples détails qui permettent au discours de se tendre, de palpiter, de respirer et d’exhaler ainsi une incroyable poésie. C’est en ancrant son propos dans cette parfaite compréhension du contexte dans lequel l’œuvre a été conçue, cette guerre de Trente Ans dont le cortège d’horreurs, rappelons-le, a remis la méditation sur la mort au centre des préoccupations quotidiennes, que cette version de Vox Luminis, comme, à mon avis, aucune autre avant elle, s’impose, avec une rayonnante humilité, par l’intelligence de son propos et son élévation spirituelle. La contemplation des fins dernières n’y entraîne pas vers les abîmes suggérés par d’autres lectures, elle se nimbe progressivement d’une lumière consolatrice dont la douceur presque irréelle fait s’embuer le regard.

incontournable passee des arts
Cet époustouflant disque Schütz s’impose donc, à mes yeux, comme une absolue réussite qui apporte une nouvelle confirmation du niveau d’excellence atteint, enregistrement après enregistrement, par Vox Luminis. Outre de superbes compléments, le jeune ensemble ne nous offre rien de moins que ce qui est, à mes yeux, la version de référence des Musikalische Exequien, à l’aune de laquelle il faudra désormais mesurer toutes celles à venir. Est-il vraiment besoin de préciser que je vous recommande de vous procurer ce joyau sans perdre un instant ?

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Heinrich Schütz (1585-1672), Musikalische Exequien, SWV 279-281. Motets Herr nun lässest Du deinen Diener in Friede Fahren, SWV 432 & 433, Ich bin die Auferstehung, SWV 464, Das ist ja gewißlich wahr, SWV 277. Martin Luther (1483-1546), Mit Fried und Freud ich fahr dahin. Samuel Scheidt (1587-1654), Wir glauben all an einen Gott*.

Vox Luminis
* Bernard Foccroulle, orgue
Lionel Meunier, basse & direction

1 CD [durée totale : 55’09”] Ricercar RIC 311. Incontournable Passée des arts. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

Extraits proposés :

1. Ich bin die Auferstehung und das Leben, SWV 464

2. Martin Luther : Mit Fried und Freud ich fahr dahin

3. Musikalische Exequien : Concert in Form einer teutschen Begräbnis-Missa, SWV 279 : Nacket bin ich jusqu’à Herr Gott, heiliger Geist

Illustrations complémentaires :

Maître anonyme XVIIe siècle, Portrait d’Heinrich Posthumus von Reuss, sans date. Huile sur toile, Gera, Stadtmuseum.

Rembrandt Harmenszoon van Rijn (Leyde, 1606-Amsterdam, 1669), Portrait d’un musicien, autrefois considéré comme celui de Schütz, 1633. Huile sur bois, Washington, Corcoran Gallery of Art.

La photographie de l’ensemble Vox Luminis, extraite de son site, est d’Ola Renska.


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