Jean-Luc Godard expérimente. L’impérialisme américain, le Vietnam, le Tiers-monde, Mehdi Ben Barka : les années 60 sont décortiquées, tout propos devient forcément politique, le cinéma se met à nu et s’interroge lui-même. Made in USA est follement ambitieux et particulièrement pénible. Intrigant, passionnant, mais englué dans un formalisme qui crée et brouille le sens.
Synopsis : Paula Nelson recherche son fiancé, Richard Politzer, journaliste. Elle le retrouve mort, de mort violente. Elle décide d’enquêter, à la manière d’Humphrey Bogart.
Dans Made in USA, Godard adapte Le Grand Sommeil d’Howard Hawks en remplaçant le détective Humphrey Bogart par la femme des années 60 : Anna Karina. Il y ajoute aussi le contexte politique de sa décennie : il évoque l’affaire Ben Barka, le colonialisme, le capitalisme, l’impérialisme, l’hégémonie américaine, mais aussi l’existentialisme et l’absurde.Un film absurde, duquel on ne comprend plus bien l’intrigue (qui n’a finalement que peu d’importance), et pourtant de l’absurde essaie de s’échapper un sens véritable : les personnages dissertent et l’intrigue est elle-même entrecoupée de discours politiques. Le sens, ce sont les personnages qui essaient de se le donner, et avant tout Paula Nelson / Anna Karina qui passe beaucoup de temps à s’expliquer à elle-même (ou bien au spectateur) que sa quête poli(cière/tique) donne sens à sa vie. Le sens, c’est aussi le spectateur qui essaie de le donner à un film a priori absurde. Telle est la vie : dépourvue de signification. Et c’est l’homme/spectateur (ou la femme/personnage) qui doivent lutter pour en trouver/donner un.
On ne s’y trompera pas, « Ou cette vie n’est rien, ou bien il faut qu’elle soit tout ». Ou ce film n’est rien, ou bien il faut qu’il soit tout. Ou bien on se laisse envahir par l’absence de sens, et on oublie Made in USA immédiatement, comme on oubliera notre vie seulement quelques jours après notre mort. Ou bien ce film doit être tout, romanesque, politique, métaphysique, comme notre vie, en dehors de laquelle il n’existe rien.
« En envisageant de perdre [la vie], plutôt que de la soumettre à l’absurde, j’installe au cœur même de mon existence relative, une référence absolue, celle de la morale… ». Voilà le véritable sujet du film. Made in USA est une cacophonie, sonore et visuelle, un tourbillon brouillon qu’on a beaucoup de mal à suivre et à comprendre, comme la vie. Une complète absurdité, comme la très belle scène du bar, digne du théâtre de Bekcett. Là, on disserte sur le sens des choses, et avant toute chose sur celui des mots, qui sont les seuls à pouvoir donner sens et qui mènent pourtant forcément à l’absurde si on les utilise complètement. Et malgré tout, au lieu de se laisser faire, au lieu de se laisser emmener par les flots de l’absurdité, on peut choisir de donner un sens à notre vie, une morale. Alors que notre existence, toute divine qu’elle puisse éventuellement être, est relative (absurde), ce que nous créons, nous, les êtres humains, la morale, est absolu. Formidable pouvoir des hommes qui ont la toute-puissance de se donner un sens. La politique revient alors au galop.
Pour traduire la vie telle qu’elle est, c’est-à-dire désorganisée, dépourvue de signification linéaire ou arbitraire, Godard brouille son film tant qu’il peut. Déjà par le travail sonore, typique de son cinéma : les personnages s’éloignent de la caméra et le son devient inaudible; des sons parasites (avions, automobiles, sonneries de téléphone) viennent couvrir le sens des mots, le sens de l’histoire; les personnages ont souvent des accents terribles; les phrases les plus solennelles sont prononcées par un magnétophone enrayé et le sens (sans doute profond et politique) se transforme en une purée inaudible. Pourtant, si le monde selon Godard n’a aucun sens, le sens lutte de toute ses forces pour nous parvenir. Une histoire de détective. De la politique. Des grandes phrases de réflexion.
Tout ça essaie d’émerger, pèle-mêle. Mais la vie étouffe le sens. Là où Godard échoue peut-être, c’est que finalement, dans Made in USA, la forme étouffe le fond, la figure de style étouffe le sens, l’expérimentation étouffe la vérité. A force de distancier le spectateur de l’intrigue, à force de mettre à nu les mécanismes du cinéma, le réalisateur suisse offre un film artificiel et laborieux. A moins que trouver un sens à la vie ne soit justement un labeur. A moins que l’objectif de Godard soit de forcer le spectateur à lutter avec le film pour le comprendre et, quand il en a enfin saisi le propos, le forcer à lutter avec la vie pour la comprendre. Godard veut sans doute faire ressentir au spectateur l’absurdité de la vie et la nécessité de se donner soi-même un sens, un absolu, une morale. La nécessité de se battre avec la cacophonie ambiante pour se créer quelque chose de supérieur. Comme Paula Nelson le fait dans Made in USA, comme le spectateur doit le faire devant le film. Le propos est admirable, la manière de le dire très audacieuse mais sans doute trop ardue.
A trop brouiller les sons (jusqu’à ce que ça en devienne vraiment pénible), à trop brouiller le sens, Godard risque de faire croire qu’il n’y en a pas. Ce serait un comble.
Note : 6/10
Made in USA
Un film de Jean-Luc Godard avec Anna Karina, Jean-Pierre Léaud et Laszlo Szabo
Thriller – France – 1h30 – 1966