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L’Art face à la censure

Publié le 29 juin 2011 par Savatier

L’Art face à la censureCensurer un artiste, encadrer sa liberté d’expression, lutter contre son autonomisation, le dissuader de proposer au public des œuvres considérées comme « dangereuses » ou « transgressives », telle fut – et telle est encore aujourd’hui – l’une des préoccupations majeures des autorités constituées et des groupes de pression. Dans cette relation complexe entre art et pouvoirs, rarement les uns et les autres (Etats, religions, etc.) reconnaîtront que leur désir de censure repose sur la démarche liberticide de réduire au silence ceux qui les gênent. Jamais ils ne confesseront en outre que ce désir ne cache en réalité qu’une volonté de protéger leur pré carré, de museler une contestation, car ce serait alors faire implicitement aveu de faiblesse ; il faut en effet singulièrement douter de la solidité ses valeurs pour ne pas tolérer que celles-ci soient questionnées ou remises en cause.

Empêcher un créateur de s’exprimer ou, ce qui revient au même, l’obliger à l’autocensure, se fera donc toujours au nom du bien commun, d’une haute conception de l’art, de la préservation  de la paix sociale, du respect prétendument dû au « sacré » ou – cet alibi est désormais devenu le plus efficace de tous – de la « protection des mineurs ». Selon les périodes de l’Histoire, les régimes, les latitudes, les motivations diffèrent, mais les redoutables ciseaux d’Anastasie poursuivent leur œuvre prédatrice.

C’est ce qui ressort du remarquable essai que vient de publier l’historien de l’art Thomas Schlesser, L’Art face à la censure (Beaux Arts éditions, 242 pages, 39 €). Deux qualités majeures frappent le lecteur dans ce très bel ouvrage abondamment illustré : le rare sens pédagogique de l’auteur, qui met le livre à la portée de tous, et son art de la synthèse, qui lui permet de présenter cinq siècles d’histoire de l’art sans succomber à la tentation de la dispersion ou de la digression tout en s’appuyant sur une solide documentation.

Du protectionnisme corporatiste des artistes de la Renaissance aux normes académiques érigées en loi, du bûcher des vanités du dominicain Savonarole à l’iconoclasme protestant, du puritanisme antisexuel à la persécution des oppositions politiques, de «l’art dégénéré» honni des Nazis aux répressions staliniennes, l’auteur dresse un état des lieux aussi intéressant qu’inquiétant, à travers des exemples emblématiques. Au tribunal de la censure, sur le banc des accusés, se côtoient ainsi au fil des siècles, notamment, Albrecht Dürer, Botticelli, Michel-Ange, Véronèse, Le Caravage, Le Greco, Fragonard, Houdon, Goya, Delacroix, Chenavard, Manet, Courbet, Munch, Modigliani, Malevitch, Kokoschka, Emil Nolde et Kandinsky…

L’Art face à la censure
Le constat se révèle d’autant plus saisissant que Thomas Schlesser le dresse en toute objectivité, avec la précision chirurgicale qui sied à l’historien et lui évite l’erreur fréquente de l’anachronisme. Le cinéma n’est pas oublié. Il est ainsi question des actions menées, à Hollywood comme en Europe, contre une forme d’érotisme (Et Dieu créa la femme de Vadim, Salo, de Pasolini), un regard critique porté sur la religion (The Pilgrim de Chaplin, La Religieuse de Rivette) ou les créations d’avant-garde (Godard, Tarkovski). L’essai rejoint également l’actualité – car la censure présente un reflet fidèle d’une société –  en traitant de l’art contemporain, autour des nouveaux tabous que sont aujourd’hui l’atteinte à la dignité humaine (Hermann Nitsch, Oleg Kulik), la mort (Von Hagens), la représentation des mineurs (Balthus, Larry Clark) et les icones, religieuses ou laïques, que l’art n’aurait plus le droit de contester (en Chine, en Russie, aux Etats-Unis, etc.).

En tête d’une postface bienvenue qui invite les artistes à ne pas jouer les subversifs de salon et les provocateurs officiels, l’auteur a choisi cette belle citation de René Char : « Ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égard ni patience ». Et la fonction de l’artiste consiste précisément à troubler.

Illustration : Masaccio, "Adam et Eve chassés du Paradis", 1427, fresque, chapelle Brancacci, Florence (à gauche, censuré, à droite, après restauration).


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