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Tuer le père d'Amélie Nothomb

Par A Bride Abattue @abrideabattue
Tuer le père d'Amélie NothombL’omerta est levée. Depuis aujourd’hui, minuit une, on a le droit de parler du nouveau Nothomb qui arrive ponctuellement comme un gâteau d'anniversaire, trois mois avant le beaujolais nouveau. Le cru 2011 en a la fraicheur et la fluidité. Belle cuvée élevée recto verso sur des petits cahiers à petits carreaux. Livrée sous jaquette rouge et noire.

Comme à son habitude l’auteure fait la couverture.Visage adolescent en surimpression sur des colonnes d’un précédent livre, Biographie de la faim (2004). Après la reproduction d’un portrait conçu par Pierre et Gilles pour Le Fait du prince, (2008), les studios Harcourt pour Le voyage d’hiver (2009), Sarah Moon pour Une Forme de vie (2010) c’est un cliché d’Agnès Rosenstiehl qui a été choisi pour être retravaillé par Miss Tic dans la palette de couleurs préférées de cette artiste, avec une dominante rouge sang comme le rouge à lèvres habituel d’Amélie Nothomb.

Le rouge et le noir est aussi une référence littéraire s’inscrivant dans l’univers du jeu, en parfait accord avec le thème du livre. Visage en faux trois-quarts, mèches indisciplinées, regard en biais, bouche mutine. Le cadre jaune prévu initialement a fort heureusement disparu. Le résultat est pur, hésitant entre le japonisant et le gothique.

L’énigme lancée au lecteur interroge: allez savoir ce qui se passe dans la tête d’un joueur.

A défaut de répondre à cette question Amélie Nothomb nous livre ce qui se passe dans sa tête d’écrivaine qui connait bien les États-Unis, un pays qui va bientôt l’avoir inspirée autant que le Japon. Une Forme de vie racontait l'an dernier un échange épistolaire (fictif) entretenu plusieurs mois avec un militaire américain basé en Irak. On s'est éloigné des soldats mais il s'agit encore d'un combat, sous forme de duel.

Cette fois elle s’est emballée pour le monde de la magie et de la jonglerie, s’inspirant d’une utopie moderne qui se déroule rituellement chaque dernière semaine d'août dans le désert du Nevada. La concomitance avec la date de sortie du livre n’est qu’une coïncidence, si ce n’est qu’elle a écrit celui-ci comme tous les autres en un an et qu’elle a séjourné au Nevada l’été dernier.

L’histoire racontée dans le roman démarre le 6 octobre 2010, un mercredi. Et pour cause puisque c’est le jour d’ouverture hebdomadaire de l’Illegal Magic Club. L'assemblée fêtait ce soir-là les dix ans du club. Amélie ne donne pas l’adresse mais les faits cités sont exacts et constituent le prétexte à raconter une fable moderne.

Le festival Burning Man est une grande rencontre artistique et bariolée qui se tient dans le désert de Black Rock, à 150 km au nord de Reno. Un rassemblement de plus de 50 000 personnes dans un endroit où il n’existait rien avant et où il ne devra subsister aucun déchet après. Une sorte de Woodstock post hippie où l’argent et l’automobile sont prohibés.

Rien d’anormal à ce que le sujet ait fait tilt dans la tête d’Amélie Nothomb. Après le déclic les idées se sont enchainées en cascade et ont dégringolé sur le papier comme des pièces dans un gobelet king size tendu sous la gueule d'une machine à sous. Un point de départ véridique et tout le reste n'est que fiction. Joe Whip comme Norman Terence ne sont pas les plus grands magiciens du monde. Leur conflit est un scenario. Le meurtre ne sera que symbolique.

On ne peut tout de même pas s'empêcher de constater que le crime est un thème récurrent dans l'œuvre d'Amélie Nothomb, réapparaissant à intervalles réguliers, comme un cauchemar provoqué par des champignons hallucinogènes. Ce serait stupide de lire Tuer le père pour gagner un sujet de conversation en société. Il y a bien davantage à y gagner que de traquer l'anecdotique.

Amélie Nothomb a un talent affirmé pour tisser récits et dialogues, brouiller les pistes entre réalité et fiction. La magie s'y emploie entre l'illusion et vérité, amenant l'autre à douter du réel. La romancière a ce point commun avec cette forme d'art où elle est devenue maitre. A l'inverse de l'avant-dernier on n'est pas cueilli au final par un vrai retournement de situation. Ce qui est une façon inattendue de créer la surprise.

Lire Nothomb c'est l'assurance d'un double voyage, géographique et socio-culturel. Car on y apprend toujours quelque chose. Cette fois des noms de tours de carte, le bestiaire de la danse du feu et des verbes qu'on n'aurait pas songé à employer comme siester (p.28), prester (faire une prestation, p83) et quelques adjectifs comme abstruse (p.134, difficile à comprendre). On entre avec elle dans la tête d'une jongleuse (p.85) et on se surprend à ressentir les effets du dubstep (p.90) alors qu'on ne savait pas que c'était un style musical quelques minutes auparavant.

Pour quelqu'un qui prétend avoir horreur de l'informatique et ne pas utiliser Internet on se demande comment elle parvient à rassembler une documentation aussi fouillée sur les thèmes de ses ouvrages. On a beau être cultivée et beaucoup lire il y a tout de même des sujets qui échappent aux connaissances usuelles.

Son succès tient à la fois de cette aptitude à immerger le lecteur dans un domaine jusque là ignoré de lui et à lui raconter une histoire comme un griot le ferait sous un arbre pour une large assemblée. L'alternance des dialogues et des descriptions explicatives est captivante.

A ceux qui lui reprochent de ne pas écrire comme une intellectuelle se devrait de le faire j'aurais envie d'opposer les mêmes arguments que ceux qu'elle emploie pour démontrer la supériorité de l'anglais sur le français (p.87). Amélie Nothomb fait crépiter les mots et les idées. Avec de temps en temps un "je" qui se glisse dans le texte, comme un lapsus.

Son procédé d'écriture est feuilletonnesque. On n'a pas envie de lâcher. On y prend un plaisir constant, attisé par des pointes d'humour. Ne serait-ce qu'en considérant l'usage qu'on peut faire d'une voiture (p.121) ... J'ai fait de ce livre une lecture gloutonne. Et je suis déjà impatiente du prochain parce que je sais déjà que ce sera une nouvelle aventure.

Tuer le père
, Amélie Nothomb, roman, Albin Michel, 17 août 2011, 152 pp, 16 €
L’Illegal Magic Club est ouvert les mercredis au Shywawa - 7 rue du Petit Pont - 75005 Paris de 23h 59 à 5 heures du matin
Billet consacré à Une forme de vie

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