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Le sens caché de « Melancholia » (Lars von Trier, 2011)

Par Jazzthierry

Le sens caché de « Melancholia » (Lars von Trier, 2011)On peut voir en première analyse dans la dernière production de Lars von Trier, une sorte de film catastrophe - nous serions ni plus ni moins menacés d'être percutés par une autre planète - mais d'un nouveau genre car l'événement est vécu depuis un lieu naturel très isolé, et sans qu'on ne trouve jamais un poste de télévision allumé dans lequel un journaliste accroché à son micro, le coeur serré et les yeux gorgés de larmes, nous annoncerait la destruction totale imminente. En somme, le monde extérieur n'existe pas dans "Melancholia", seuls nous préoccupent les êtres et les astres. Puis quand on considère justement le titre, on se rend compte que l'ambition de l'auteur est probablement tout autre. Il s'agit à mon sens en premier lieu, d'un hommage à la peinture et en particulier celle de la Renaissance. On doit le préciser en effet, car le réalisateur danois ne semble pas goûter l'art moderne du vingtième siècle. Ne voit-pas au premier tiers du film, l'héroïne furieuse, entrer dans une pièce et remplacer brusquement tous les tableaux de Malevitch par des contemporains de Leonard de Vinci ? Par ailleurs, le titre "Melancholia" qui désigne le nom de la planète, fait évidemment référence au tableau de Dürer, un des grands représentants de la Renaissance picturale du Nord de l'Europe, mais sans qu'on ne voit jamais l'oeuvre éponyme. En revanche, on nous montre dès le prologue, un tableau de Bruegel ("les Chasseurs dans la neige", 1565); prologue qui mérite qu'on s'arrête sur son rôle...

Lorsqu'on le voit à l'écran pour la première fois, on est évidemment séduit à la fois par la beauté des images successives et de la musique composée par Wagner pour l'ouverture de son opéra, "Tristan et Isolde". On pressent qu'il y a un sens caché, un mystère dans ce prologue qui dure presque dix minutes, mais celui-ci échappe à notre entendement. C'est en le voyant une seconde fois, que j'ai compris son rôle programmatique: il nous annonce clairement la tragédie inéluctable qui va suivre. Quand vous lisez le prologue de "Roméo et Juliette" - autre couple mythique de la littérature -, rédigé sous la forme d'un sonnet, on s'aperçoit que Shakespeare, révèle d'emblée à son lecteur la fin tragique de sa pièce: "...des fatales entrailles de ces races rivales/ Sont nés deux amants sous une mauvaise étoile; Leur chute infortunée autant que pitoyable/ Enterre avec leur mort les haines ancestrales." Le Choeur du prologue nous apprend donc que les deux amants vont mourir, il n'y aura pas de "happy-end" comme au cinéma, mais par contre que ce sacrifice permettra la réconciliation des familles ou "races" rivales: les Montaigu et les Capulet. Autre détail interessant pour nous, Shakesperare nous indique que nos amants de Vérone sont nés "sous une mauvaise étoile". Tout est là...

Le sens caché de « Melancholia » (Lars von Trier, 2011)
On pense souvent à Shakespeare (1564-1616), en voyant "Melancholia" non seulement parce qu'il appartient lui aussi à la Renaissance, mais également car à plusieurs reprises, Justine emprunte les traits d'Ophélie (la fiancée d'Hamlet). Tout comme elle, Justine s'éloigne progressivement de l'homme qu'elle aimait, et plonge dans une profonde mélancolie, proche de la folie. Justine après son mariage raté, ne peut plus se lever de son lit, coupe ses cheveux, repousse en pleurant ses plats préférés, bref entre dans une longue dépression. Pour se convaincre du parallèle, il suffit de revoir la scène où dans sa robe de mariée, Justine, un bouquet de fleur à la main, se laisse porter par la rivière comme dans le célère tableau de John Everett Millais. J'ajoute que Shakespeare pensait sans doute comme beaucoup d'écrivains ou de savants de son temps, que les astres avaient une influence dans nos vies. Il faut donc se méfier du vers "sont nés deux amants sous une mauvaise étoile", car il s'est lexicalisé, devenant une expression courante, une formule tout faite. Je crois qu'il s'agit de cela dans le film de Lars Von Triers, la rencontre d'un être avec son "étoile", bonne ou mauvaise...

Le sens caché de « Melancholia » (Lars von Trier, 2011)

La mort d'Ophélie, John Everett Millais, 1851-52

Le poète Du Bellay (1522-1560) était persuadé lui aussi, d'être né sous une mauvaise étoile au sens propre, laquelle était responsable d'une tristesse qui ne le quittait jamais: "...Puisque le ciel rigoureux/ Assujettit ma naissance/ A l'indomptable puissance/ D'un astre si malheureux..." (la Complainte du désespéré). Un histoirien s'est intéressé de près à ce curieux phénomène,  Jean Delumeau, dans le livre qu'il a naguère consacré à la Renaissance: il rappelle que l'astrologie y a probablement joué un rôle plus important qu'à l'époque médiévale. Dans cette conception de l'univers, les astres sont "des êtres doués de sentiments humains qu'ils transmettent à ceux qui sont nés sous leur signe". Or précisément dans le film "Melancholia", les planètes sont personnifiées, elles semblent dotées de qualités humaines, comme l'amour. Qu'on se souvienne par exemple de la scène où Justine est surprise en pleine nuit par Claire sa soeur, étendue nue sur l'herbe, se caressant les seins, les yeux fixés sur la planète Melancholia. Est-ce autre chose qu'une scène d'amour ? Ou bien alors de cette réplique de Claire, qualifiant d'"aimable" cet astre gigantesque qui semblait se détourner de la Terre. Noyé dans ce bleu céleste, le spectateur est probablement autant fasciné que les personnages. On a parfois même l'impression lorsque les deux planètes se touchent, d'un véritable baiser... juste avant la mort.

Le sens caché de « Melancholia » (Lars von Trier, 2011)
Ce qui contribua à la diffusion de l'astrogolie, dans l'Europe de la fin du Moyen Age, c'est un ouvrage du Xe s., composé en arabe mais traduit trois siècles plus tard en espagnol: le Picatrix. Ce manuel de magie associant les esprits et les planètes, expliquait notamment comment se rendre favorable leur puissance. On énonce que ceux qui sont nés sous le signe de Saturne - toujours représenté en vieillard à la fois rusé, sage, trompeur, froid et pernicieux - sont condamnés à la solitude et l'inquiétude. On comprend donc mieux pourquoi Justine se sépare de Michaël à mesure que Melancholia approche: il représente désormais un rival à écarter.

Le sens caché de « Melancholia » (Lars von Trier, 2011)

Le Haushbuch des Wolfegg

A la fin du XVe s., dans un ouvrage tout aussi intéressant, s'agissant des croyances astrologiques, le "Hausbuch" de la famille Wolegg, on consacre à chaque astre une page: Saturne, Jupiter, Mars, le Soleil, Vénus, Mercure et la Lune. Ceux-ci galoppent joyeusement dans le ciel, montés sur des coursiers rappelant les ballades à cheval régulière de Justine avec sa soeur. Au-dessous d'eux apparaissent leurs "enfants". Par exemple, comme on peut le voir ici, Mars engendre la guerre et ses enfants se rendent coupable de scènes de pillage et de crimes multiples... Ceux de Saturne toujours dans le Hausbuch, sont: un condamné que l'on conduit au gibet, une sorcière qui s'approche d'une grotte, deux prisonniers ayant les pieds et les mains pris dans des carcans (tout comme Justine que les racines des arbres empêchent d'avancer), etc. Dès lors, on saisit mieux la mélancolie de cette divinité dans le tableau de Dürer dont j'ai parlé en commençant: comme tous les artistes, elle est condamnée à la tristesse et la solitude mais aussi au génie (évoqué par la présence du petit enfant à ses côtés).

Le sens caché de « Melancholia » (Lars von Trier, 2011)

Pour terminer on peut dire que "Melancholia" raconte l'histoire d'une artiste qui s'ignore. Justine a du génie mais jusqu'à présent, elle mobilisait toute sa créativité pour inventer des slogans publicitaires et faire la fortune de son employeur qui d'ailleurs ayant conscience de ce don rare, lui offre une promotion le jour de son mariage... Justine renonce à tout, refuse tout, excepté cette planète, à la fois responsable de sa dépression et source de son génie.

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